jeudi, janvier 04, 2024

Jean Bichelonne un polytechnicien sous Vichy (1904-1944) Limore Yagil

Je connaissais quelques clichés sur Jean Bichelonne : le record de points au concours d'entrée à Polytechnique, le type qui apprenait des pages d'annuaire par cœur pour se distraire, « Bichelonnne, il sait tout sur tout. Et c'est tout. » (par un professeur qui ne l'aimait guère), le ministre de Pétain qui croyait, par ses calculs, en juillet 44, que les Allemands allaient gagner, l'assassinat par les SS ...

Bref, un personnage antipathique.

Limore Yagil, plutôt indulgente pour son sujet, redresse certains de ses clichés.

Il était agréable de travailler avec Bichelonne parce qu'il comprenait très vite et proposait des solutions.

Son erreur est de s'être voulu un technicien apolitique. A son niveau, chef de cabinet, puis ministre, on n'est jamais apolitique. Ce n'est pas équivalent de travailler pour Pétain ou de travailler pour de Gaulle. Certains de ses condisciples sont d'ailleurs partis pour Londres. Raoul Dautry, le modèle Bichelonne, s'est retiré à la campagne pendant toute la guerre.

Une telle erreur de perspective donne envie d'être méchant en disant « Bichelonne sait tout mais ne comprend rien ».

Mais on peut relativiser les errements de Bichelonne : certains de nos « brillants » contemporains n'ont toujours pas compris que l'Allemagne est redevenue notre ennemie depuis 1991 (voir sa guerre contre notre nucléaire) et croient possible de s'accommoder avec elle dans des palabres plus ou moins techniques.

L'erreur des hommes de Vichy est double :

1) croire que le bataille de France concluait la guerre. « L'Angleterre aura le cou tordu comme un poulet » de cet imbécile et traitre de Weygand (ce côté ganache du nabot bâtard m'insupporte).

2) croire avoir à faire à Guillaume II alors que c'était Gengis Khan.

Jeannot le polytechnicien face aux hommes de Gengis Khan

Bichelonne est réputé détecter et corriger instantanément les erreurs dans les rapports. Est-ce que vous croyez que c'est un talent très utile face aux hommes d'Hitler ?

Alors, Bichelonne fait ce qu'il peut. Par exemple, il aide Michelin à résister aux exigences allemandes.

Mais la seule réaction à la hauteur de la politique allemande aurait été de transformer son ministère en organisation de sabotage systématique et il ne l'a pas fait.

La syndrome de la rivière Kwaï

Alfred Sauvy, autre polytechnicien, qui connaissait bien Bichelonne, parlait à son propos de « syndrome de la rivière Kwaï ». Ceux qui ont lu le livre de Pierre Boulle ou vu le film de David Lean (c'est-à-dire tout le monde) comprennent bien de quoi il s'agit.

 

 Ainsi, un des polytechniciens les plus brillants au sens scolaire se retrouva à faire le jeu des Allemands pour leur prouver qu'il était aussi intelligent qu'eux (c'est bien le thème de la rivière Kwaï).

A contrario, de Gaulle, en annonçant dès juin 1940 (et Churchill bien avant), que tout compromis avec les Allemands serait une compromission avait mieux compris la réalité des choses.

Il ne faut pas sous-estimer l'influence néfaste de l'idéologie technocratique faussement apolitique. Français de 2023, nous sommes habitués, on nous sert cette mauvaise soupe depuis 50 ans. Dans la gouvernement du bien commun, il n'y a pas de solution technique apolitique, il y a toujours des intérêts contradictoires, donc toujours des décisions politiques.

Dommage qu'un esprit si « brillant » n'ait pas compris ce que des gens ordinaires comprenaient sans difficultés.

Les accords Speer/Bichelonne

Comme le colonel du film, Bichelonne va jusqu'au bout de sa folie raisonnante, la fiction du technicien apolitique.

En septembre 1943, il rencontre Hitler et Speer en Allemagne. Ils s'accordent sur l'arrêt de la déportation de travailleurs français en échange de l'augmentation de la production en France en faveur de l'Allemagne. La France y gagne de maintenir son industrie en activité (gain rendu vain par les bombardements et par la bouleversement d'après guerre : l'industrie de 1950 n'a plus rien à voir avec l'industrie de 1943), l'Allemagne un surcroît de fournitures.

Notez bien la date. En septembre 1943, plus aucun esprit lucide n'a de doutes sur la défaite de l'Allemagne (François M. a déjà retourné sa veste). Certains, comme Hitler, peuvent juste espérer, vainement, une paix séparée avec l'un ou l'autre des belligérants.

Une fin sordide

Bichelonne signe en juillet 1944 une pétition, demandant, entre autres choses, « une répression accrue ».

Il est emmené de force à Sigmaringen alors qu'il voulait démissionner (un peu tard, non ?).

Il est assassiné en décembre 1944 dans une clinique par un médecin ami d'Himmler, spécialiste des « accidents opératoires », probablement dans le cadre de la rivalité Himmler-Speer.

Il reste de Jean Bichelonne le CNET (Centre National d'Etudes des Télécommunications), dont il ne faut pas négliger l'importance.

Quelle intelligence ?

Céline, jamais en retard d'une vacherie, raconte (D'un château l'autre) que, pour calmer Bichelonne énervé, Pierre Laval lui demande la masse atomique du tungstène et le PIB du Honduras et qu'il est tout rasséréné d'avoir répondu du tac au tac.

Il ne fait aucun doute, d'après tous les témoignages, que Bichelonne avait un « gros cerveau ».

Mais, justement, nous sommes obligés d'en tirer la conclusion (c'est un poncif, mais illustré par Bichelonne de manière exceptionnelle) que la réussite scolaire, la « brillance », est très très loin de suffire à faire l'intelligence.

1 commentaire:

  1. J'ai commis une page sur Bichelonne dans un livre à paraître sur les crimes d'Hitler contre des individus. Verdict : acquittement !

    De plus je m'inscris en faux contre l'idée qu'Himmler aurait pu décider lui-même de tuer qui que ce soit.

    "La mort frappe brusquement, en 1944, un éminent collaborateur français, Jean Bichelonne, au coeur du Troisième Reich, dans l’hôpital où il avait été admis pour une opération relativement bénigne. Il s’agissait d’un technocrate des plus brillants, qui avait notamment obtenu des notes astronomiques au concours d’entrée à l’Ecole Polytechnique.
    Arrêté le 17 août par l’occupant en fuite, en même temps que les autres membres du gouvernement de Vichy présents à Paris, il est interné avec ses collègues dans le château de Sigmaringen. Il souffre de douleurs handicapantes au genou, à la suite d'un accident de voiture survenu en avril. Sur le conseil de Speer, il se fait opérer par Karl Gebhardt à l’hôpital SS d’Hohenlychen. Il rédige, à Sigmaringen, un testament dont voici le début : « Partant pour Hohenlychen où je dois subir un traitement pour remettre en place ma jambe droite fracturée, conscient qu'il peut se faire qu'un accident se produise au cours de ce traitement, je précise ci-dessous... ». Il meurt à deux jours de son quarantième anniversaire, d'une embolie pulmonaire, dit le communiqué. On a peu de raisons de penser à un assassinat, et encore moins de l’attribuer à Hitler. Celui-ci inflige à Pétain et à ses ministres un exil doré tout en préparant son offensive des Ardennes, et caresse plus que jamais l’espoir, à présent fou, d’une unification européenne contre la poussée soviétique, après un compromis avec les Américains. Bichelonne, qui avait travaillé d’arrache-pied à l’harmonisation des industries des deux principaux pays de cet ensemble, en se passionnant pour la performance économique et en démontrant jour après jour son indifférence au cadre politique, était l’un des plus beaux morceaux conservés par le cuisinier nazi dans son réfrigérateur de Sigmaringen. Son duo avec Speer aurait porté de nouveaux fruits, si les événements avaient tourné comme il l’espérait.

    Speer, en ses mémoires, dit étrangement pis que pendre de Gebhardt et de son hôpital, alors qu’il s’en était lui-même remis à ses soins, également pour soigner un genou. Il était persuadé, écrit-il, qu’Himmler voulait sa mort, et il s’endormait tous les soirs en craignant de ne pas se réveiller. Comme cela n’est pas advenu, il s’agissait tout au plus d’une vague menace, destinée à le maintenir dans l’obéissance. Voilà qui nous amène à dire un mot de l’agonie d’Heydrich à Prague, entre le 27 mai et le 4 juin 1942. Himmler avait envoyé Gebhardt diriger l’équipe médicale et la réputation, après la guerre, de ce médecin, jointe à l’habitude très répandue de mettre tout crime sur le dos des SS, a nourri des rumeurs selon lesquelles des rivaux d’Heydrich, à commencer par Himmler, avaient intrigué pour saboter les soins1. Fleming venant d’inventer la pénicilline, elle n’était disponible qu’en Grande-Bretagne mais la médecine allemande disposait de sulfamides, assez efficaces contre les infections. On accuse Gebhart de ne pas en avoir administré au patient mais c’est faux, d’après le meilleur biographe d’Heydrich, Mario Dederichs, qui avait pu interroger à Prague un survivant de l’équipe médicale. Les sulfamides avaient bien été utilisés mais trop tard, le caractère mortel de l’infection n’ayant été constaté, au début, par personne. "

    J'aimerais savoir ce qui permet à Limore Yagil d'être aussi affirmative.

    François Delpla

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