Les échos contemporains de la biographie de Charles V paraissent étonnants au premier abord, pourtant, c'est tout simple : les Français des années 1960 défont, méthodiquement, avec acharnement, ce qu'ont bâti les Français des années 1360. Jugez en.
Contexte général
Les 4 millions d'Anglais peuvent faire la guerre aux 20 millions de Français parce qu'ils sont entrés dans une ère pré-capitaliste qui leur permet d'entretenir leurs célèbres archers.
Le père et le fils
Jean II, dit à tort le Bon parce qu'il a été fait prisonnier par les Anglais à Poitiers, est émotif, fragile, colérique, brutal et secret. Son fils, Charles V, né 1338, s'efforcera d'être tout le contraire : pondéré, ouvert et lisible.
La France est soumise à deux fléaux :
1) la guerre de Cent ans, les « chevauchées » anglaises qui ravagent le royaume, suite au règne désastreux de Philippe le Bel et à ses conséquences.
2) le manque d'unité du royaume et les « compagnies » de mercenaires.
Les « chevauchées »
Les « chevauchées » sont des raids de pillage lancés à partir des possessions anglaises en France, Calais et la Guyenne.
La réponse militaire est évidente : s'enfermer dans les villes et attendre que ça passe, parce que l'armée française n'a pas de riposte aux redoutables archers anglais.
Mais, politiquement, c'est désastreux : le roi donne l'impression d'abandonner son peuple.
Alors, de temps en temps, le roi va combattre les Rosbifs et ce sont les désastres de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt. Le problème ne sera complètement résolu qu'au temps de Charles VII et de Jeanne d'Arc, par l'artillerie des frères Bureau (évidemment, arc contre canon, ça marche moins bien). Mais c'est bien Charles V qui commence à investir dans l'artillerie.
Charles, présent à 18 ans à Poitiers et traumatisé, prendra la contre-pied de son père et dira que « le plat pays ne vaut pas de perdre le roi et ses chevaliers », décision dure mais judicieuse. Cette tactique réussit politiquement : en 1360, Edouard III, fou de rage, passe du pillage à la politique de la terre brûlée, s'aliénant la population. La conscience française s'élabore.
Le manque d'unité du royaume
Une lecture rétrospective fait du parti royal le bon parti et des autres partis des partis de la trahison.
En réalité, le parti royal n'est qu'un parti comme les autres et le comportement secret de Jean II aggrave considérablement les divisions. Ainsi, on ne sait toujours pas aujourd'hui pourquoi il a fait emprisonner Charles de Navarre. On se doute bien, mais il n'y a pas de déclaration royale nette, factuelle et juste.
Là encore, Charles V fera l'inverse : ses décisions seront expliquées et compréhensibles par tous.
Les « grandes compagnies » et le consentement à l'impôt
Les « compagnies » sont des bandes de gens d'armes qui écument le pays, pillant et rançonnant.« Des brutes nées de la guerre», comme dit Maurice Biraud dans Un taxi pour Tobrouk.
C'est un fonctionnement mafieux, ce qu'on appelle aujourd'hui « le crime organisé » : elles mettent une région, qui constitue leur territoire, en coupe réglée. Leurs chefs ont des noms, surnoms, pittoresques : l'Archiprêtre, Messire Gaillard Vigier, le Bâtard de Breteuil, Naudon de Bagerand, etc. (oui, ce ne sont pas des Mouloud et des Roms).
Le roi Jean II, décidément néfaste à tous égards, recourt à la facilité de les recruter épisodiquement pour sa guerre contre les Anglais. Il ne peut donc en même temps les combattre.
Avec son fils, tout change : comme de Gaulle à la Libération, son obsession est « L'ordre, l'ordre, l'ordre ».
Le déroulement est à peu près toujours le même : les juristes du roi émettent les mandements, quelques chevaliers tombent d'accord pour attaquer une compagnie retranchée dans un château. Les paysans du coin prêtent main forte. Tous les compagnons sont décapités (Badinter, si, en Enfer, tu nous entends ...).
Il y a des variantes rigolotes : à Beauvoir, les compagnons font un feu permanent dans les fossés, où ils jettent leurs victimes qui n'avouent pas assez vite où est caché le magot. Bien évidemment, ils y sont tous jetés à la capture de leur repaire, sauf le chef qui a l'honneur de « monter » à Paris pour y être décapité. Ce qui « moult réjouit le pays ».
Dans cette collusion de la justice royale, des nobles et des paysans contre les compagnies, nait le consentement à l'impôt : les institutions font leur travail, il est juste de les payer. Sans cela, l'impôt n'est qu'un vol légal.
Est-ce utile que j'insiste ? Le consentement à l'impôt lié au rétablissement de l'ordre intérieur et de la prompte et droite justice ? Hé, oh, 2024 ? Quand les institutions trahissent, l'impôt est un vol légal ...
La souveraineté
Le roi Jean II, prisonnier à Bordeaux puis à Londres, est prêt à tout lâcher pour recouvrer la liberté.
C'est le « honteux traité de Brétigny » (Brétigny, un hameau près de Chartres). Il y aura, du temps de son petits-fils fou, le « honteux traité de Troyes ».
Guyenne, Bretagne, Bourgogne, Flandres : Jean II cède partout. La France est menacée d'être réduite à l'Ile-de-France.
Mais, autour de son fils, une équipe fidèle ne l'entend pas de cette oreille. Le décès inattendu, à 44 ans, de Jean II en 1364 est une véritable libération pour la France, et spécialement pour les hommes du nouveau roi.
Ils mettent en avant une notion que les légistes raffinent depuis quelques années : la souveraineté.
Les nobles sont maitres sur leurs terres, mais seul le roi est souverain. Cela se traduit très concrètement : dans le royaume, la cour d'appel suprême, c'est la justice du roi, autrement dit le parlement de Paris. Tout justiciable de France peut faire appel à Paris. Rien n'est au-dessus de la justice du roi, à part Dieu (il n'y a pas de CEDH, de CJUE et autres machins).
Au fait, en parlant de souveraineté : le Franc, que les Français ont sacrifié en 1992 sur l'autel de l'idéologie européiste, est émis en 1361 au titre de 3,88 g d'or fin pour payer la rançon de Jean II.
Au cours actuel de l'or, ce Franc vaudrait 280 € et non pas sa valeur de 0,152449 € à sa disparition en 2002. Donc, grâce à l'excellente gestion de nos princes, notamment après notre glorieuse révolution, la valeur du Franc a été divisée par 1 836 (je vous épargne les chiffres près la virgule) en 641 ans, soit une perte linéaire de valeur (magie de la fonction puissance) de 1,16 % par an.
Le roi exerce aussi sa souveraineté par l'impôt. Il y a des impôts locaux, mais le roi reste le plus gros collecteur et le plus gros redistributeur (rien à voir avec les taux d'imposition et de redistribution modernes, on est à quelques %).
La guerre
La guerre de reconquête, Charles V la fait à sa manière originale.
D'abord, il met trois ans à la déclencher. Chaque étape de la décision est rendue publique. Même les très renommés juristes de l'université de Bologne sont consultés. Les Anglais sont exaspérés, il le surnomme le « royal attorney ».
Froissart, dans ses chroniques, rapporte :
« Lors les barons anglais dirent à Édouard que le roi de France était un sage et excellent prince, et de bon conseil. Jean de Gand, le duc de Lancastre, fils du roi Édouard, s'empourpra et lança avec mépris :
— Comment ? Ce n'est qu'un avocat !
Lorsque le roi Charles le Cinquième apprit ces paroles, il rit, et déclara d'une voix joyeuse :
— Soit ! Si je suis un avocat, je leur bâtirai un procès dont ils regretteront la sentence ! »
C'est un coup de maitre politique : quand il réunit les 9 et 11 mai 1369 ses états généraux à Paris pour le conseiller sur le fait de la guerre ou de la paix (« Dans ce qui concerne tous, tous doivent prendre part à la décision »), l'opinion est prête, le roi a toute la France derrière lui.
Charles V étonne ses contemporains. Il fait la guerre sans quitter sa bibliothèque. Mais il gagne.
La lutte contre les compagnies a été l'occasion de mettre en place un impôt permanent, de réorganiser l'armée et de repérer les chefs de qualité.
Il a compris la leçon de Crécy et de Poitiers. Pas de grandes batailles rangées où la supériorité anglaise peut s'exprimer. Il fait une guerre de siège, à l'économie, reconquérant les places fortes les unes après les autres.
Les vins de Bordeaux sont très appréciés à Londres, mais le parlement anglais rechigne à financer cette guerre, malgré tout, lointaine.
C'est extrêmement facile de reconnaître un grand roi de France : il se préoccupe de la marine. Il n'y a pas d'exception à cette règle.Tous les rois qui comprennent que la France est mi-terre mi-mer, et pas seulement un grand territoire agricole, que la grandeur de la France, ce n'est pas seulement d'avoir plus de terres, sont de grands rois.
Si cet abruti de François 1er avait mis autant d'énergie à conquérir l'Amérique qu'à conquérir l'Italie, le destin du monde en eut été changé.
Le 23 juin 1372, la flotte anglaise est défaite devant La Rochelle par la flotte castillane alliée de la France (un jeu intelligent sur la marée). Les liaisons entre l'Angleterre et la Guyenne deviennent beaucoup plus difficiles.
En 1373, les Anglais tentent ce qu'ils savent faire : une chevauchée à travers la France, en partant de Calais pour rejoindre la Guyenne. Celle-ci est dévastatrice.
Mais, à nouvelle équipe, nouvelles méthodes. Du Guesclin n'essaye pas de s'y opposer, il se contente de la suivre, l'empêchant de se retourner, l'obligeant à aller droit devant elle. Les chevaux s'épuisent, les hommes désertent. Malgré les destructions, cette chevauchée est un succès pour les Français.
En 1375, trêve de Bruges pour deux ans.
1577, reprise de la guerre.
Pour la première fois depuis bien longtemps (bataille de l'Ecluse, défaite française, juin 1340), la marine française, réorganisée, peut effectuer des raids sur les côtes anglaises. Londres est plusieurs fois mise en état d'alerte. Ca n'est pas très utile, mais ça fait toujours plaisir.
En 1378, Charles de Navarre (surnommé de manière exagérée par les historiens Charles le Mauvais) tente un complot contre Charles V. La tentative de régicide étant établie, la réplique du roi de France est foudroyante : toutes ses possessions du nord de la France sont attaquées, conquises et confisquées.
A la mort de Charles V, seuls restent anglais : Calais, un territoire autour de Brest et une bande parallèle à côte, entre Bordeaux et Bayonne.
Des serviteurs fidèles
Comme tous les vrais grands hommes, il sait attirer, reconnaitre et promouvoir les talents : Jean de Dormans. La rue de Jean Beauvais, à Pairs, porte son nom. Nul doute qu'Anne Hidalgo va la débaptiser au profit d'un(e) anormal(e).
Jean de la Grange, Bureau de la Rivière etc.
Certains de ces hommes sont visibles à la cathédrale d'Amiens (en face le magasin de Jean-Michel Trogneux), où leurs sculptures, placées haut, n'ont pas été atteintes par les vandales de notre glorieuse révolution.
Il y a dans cette équipe des tensions intellectuelles, ça discute beaucoup et ça s'oppose sur les sujets de la monarchie, de la souveraineté et de la décentralisation (quand je vous dis que c'est très actuel ...). Mais la personnalité de Charles V (charismatique, comme on dirait aujourd'hui) tient ce petit monde ensemble.
Par exemple, il y a un conflit grandissant entre les juridictions royales et les juridictions ecclésiastiques.
Charles V, au lieu de passer en force comme son père ou Philippe Le Bel, agit tout en finesse : il fait publier Le songe du vergier (cet ouvrage restera un gros succès de libraire pendant tout l'Ancien Régime) qui expose les arguments des deux parties dans un élégant dialogue. L'autorité royale attachée à cet ouvrage de qualité suffit à rabattre certaines prétentions ecclésiastiques excessives.
Charles V était fortement opposé à la persécution des juifs, que lui demandaient ses conseillers. Et il justifiait sa protection par des raisons théologiques.
Ah, si cet exemple royal pouvait faire taire les salauds islamophiles et judéophobes à la Soral-Meyssan-Hindi, se moquant du « judéo-christianisme » de manière obsessionnelle, que certains imbéciles prétendument patriotes promeuvent un peu trop ... Etre férocement hostile au moustique et tout indulgence pour l'éléphant, voilà un sommet de courage et d'intelligence qui dépasse mes pauvres capacités.
L'équipe de Charles V, connue sous le nom de Marmousets, a tenté un retour sous Charles VI, mais leur échec montre bien l'importance de Charles V dans ce dispositif.
Enfin, les fidèles de Charles V ont fait dire des messes, certains quotidiennement, pour le repos de l'âme de leur feu roi jusqu'à leur mort. Signe qui ne trompe pas.
Une mort prématurée pour la France
Charles V, très affecté par la décès de son épouse en couches (comme quoi les mariages arrangés peuvent devenir des mariages d'amour), meurt à 42 ans, d'une crise cardiaque provoquée par la goutte qu'il traine depuis l'adolescence (les rois de France sont les anti-vegans par excellence : ils ne mangent presque de la viande. Les légumes, « les racines », sont réservés aux paysans).
Son fils, Charles VI, est mineur et, de toute façon, il deviendra fou. C'est une catastrophe pour la France que Charles V n'ait pas vécu dix ans de plus.
Charles V est attentif à l'apparat, il ne se serait pas présenté comme un « roi normal », contrairement à un certain socialiste batave.
Conformément à ses goûts studieux, il est l'origine de la Bibliothèque Nationale.
Ce n'est vraiment pas à tort qu'il fut surnommé « le sage ». Il fut un modèle de gouvernement.
Prière de Charles V pour bien gouverner
Nous possédons un document exceptionnel : le livre de prières de Charles V recopié par un de ses proches.
Ce n'est pas un missel, qui déroule calendrier liturgique, mais un bréviaire, où l'on note des prières.
Le roi dit ses prières in hac nocte et matutinis, dans la nuit et au petit matin. Facile de l'imaginer, priant dans la tranquillité du jour qui va se lever, avant que ne pèse sur ses épaules la responsabilité du royaume de France.
Voici la prière pour bien gouverner de Charles V, qu'il disait en français :
« Je proteste que je ne suis digne d'avoir un tel honneur que vous m'avez fait de me constituer et ordonner roi de ce vôtre royaume très chrétien et de me donner la justice et le gouvernement du peuple qui y est.
C'est pourquoi je vous prie de me donner sens et entendement et connaissance afin je m'y puisse conduire si sagement et si justement que j'en puisse acquérir votre grâce, amour et bienveillance et paradis, en me donnant toujours force et puissance de résister contre vos ennemis et les ennemis de moi et de mon royaume que vous m'avez donné à garder et de traiter avec mes ennemis en bonne paix et concorde venant de vous. »
Merci.
RépondreSupprimerPangloss
La dernière citation nous fait entrevoir la profondeur de l abîme qui nous sépare de cettec époque..
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