Je comprends mieux son amitié avec Simone Weil : elle avait ce grain de folie qui lui manquait.
Bref, Gustave Thibon est meilleur pour parler de réalisme que pour le pratiquer.
Allons, prenons le comme il est.
Ce préliminaire étant éliminé, attaquons.
« Notre mal le plus profond gît dans l’irréalisme de la pensée et de la conduite. Cet irréalisme procède du relâchement ou de la rupture des liens vitaux. L’homme qui vit en contact avec le réel, qui travaille sur du réel a nécessairement le sens du réel…
Ce qu’on appelle le bon sens n’est pas autre chose que cet équilibre que crée dans la pensée et les actes la communion au réel.
L’homme de bon sens est toujours un homme relié. L’isolé, le déraciné au contraire, si intelligent qu’il puisse être, n’a pas de bon sens et l’absurdité éclate dans ses propos et dans ses gestes. »
Comme vous voyez, Thibon parle excellemment du réalisme. Il a bien compris le lien entre culture de mort et goût des grandes idées creuses.
J'entends pourquoi beaucoup ont trouvé dans Thibon un réconfort pendant la guerre. C'est intelligent, élevé, bien écrit.
La table des matières
Première partie
Réalisme de la terre
Réalisme civique
Individualisme et dénatalité
Christianisme et mystique démocratique
Surnaturalisme et surnaturel
Dépendance et liberté
Le devoir et l'intérêt
La semence et le terrain
Vie affective et vie sociale
Pharisianisme
Prévision et espérance
L'homme et l'héroïsme
Deuxième partie
Essence de la noblesse
Réalisme social
Réalisme moral
La loi et la vie
Réalisme du savoir
L'idéal et le mensonge
Thibon commence par un constat : les Français délaissent le risque (un souverain prend une décision risquée pour un enjeu qui en vaut la peine) au profit de l'aventure (un enfant qui s'ennuie prend des risques dont l'objectif n'en vaut pas la peine).
Yersin prenant des risques pour découvrir le bacille de la peste, oui. Machin qui prend des risques pour faire le tour du monde en bateau ou pour gravir telle montagne, non.
Aujourd'hui, dans notre monde fou, inversé : faire le couillon en sautant d'une montagne, oui. Devenir père, non.
Paysannerie
Thibon explique en quoi la disparition de la paysannerie française (guerre de 14 + machinisme agricole) est une catastrophe anthropologique qui menace l'existence même de la France. Son texte est à mes yeux définitif : on ne pourra pas mieux décrire ce que nous avons perdu en perdant nos paysans et pourquoi cette disparition est une menace existentielle pour la France.
Dénatalité
Il met la dénatalité sur le compte de l'individualisme (qui va de pair avec l'irreligion). Avoir des enfants suppose le fatalisme, « On prend les enfants comme ils viennent » disait la sagesse populaire. Or, le fatalisme, s'engager sans savoir où on va (le père est le dernier aventurier, Péguy. Aventure au sens de risque chez Thibon) est insupportable à l'individu-roi.
D'où le « projet d'enfant », bien cadré, bien réfléchi dont on nous bassine à longueur de journée (cette expression idiote n'aurait pas surpris Thibon). Le « projet d'enfant » le mieux maitrisé, c'est de ne pas en avoir.
Bin non, un enfant n'est pas un projet, c'est un don de Dieu.
C'est marrant de penser que Thibon écrivait ça au tout début du baby boom, mais l'effondrement de la natalité depuis les années 70 prouve que c'était juste un éclair. Il n'a pas vraiment de solution.
Thibon voit la généralisation du mariage d'amour (fort récente : avant, il suffisait que les époux n'aient pas de répulsion l'un pour l'autre) comme une imbécilité mièvre. Fonder quelque chose d'aussi important que la famille sur les fugaces sentiments n'est pas un sommet d'intelligence. Il anticipait l'explosion du nombre de divorces eyt la destruction de la famille (Chesterton aussi).
Religion démocratique
Simple : Thibon aurait pu faire sien le titre de Hans-Hermann Hoppe Démocratie, le Dieu qui a échoué.
Il écrit ce que je dis souvent. Les Français ont remplacé Dieu par l'Etat pour faire face aux difficultés de la vie et ça se passe mal. Ils n'ont jamais été aussi malheureux et dépressifs malgré l'abondance de biens matériels.
Pour Thibon, religion démocratique et athéisme sont liés. « Un révolutionnaire ne supporte pas d'être éternellement à genoux devant Dieu. »
En effet, la religion démocratique moderne n'a rien à voir avec la démocratie athénienne, régime politique parmi d'autres, dont les Grecs savaient considérer les avantages et les inconvénients.
La religion démocratique est un culte absolu de l'homme rousseauiste, totalement irréaliste, une contestation de l'ordre naturel voulu par Dieu. Dans l'ordre naturel, il n'y a aucun régime politique parfait, seul Dieu est parfait, mais le péché est en l'homme.
Par une dérive (satanique ?), l'homme est devenu bon par nature (ce qu'il sera au Paradis, mais non en ce monde), seule la société apporte le Mal. La correction de ce Mal est le culte démocratique. Comme, évidemment, ce culte est basé sur une hypothèse fausse (l'homme bon par nature et corrompu par la société), ça merde.
Thibon semble considérer que toute catastrophe humaine trouve son origine dans une erreur philosophique ou théologique, il n'aurait pas renié Tresmontant : « Toutes les grandes catastrophes humaines trouvent leur origine dans une catastrophe intellectuelle ».
Thbon résume donc les choses ainsi : « Je vois une continuité parfaite entre la très légère déviation du christianisme de Fénelon, le théisme de Rouseau, le panthéisme des romantiques et l'athéisme des socialistes du XXème siècle ».
A mon avis, la pierre de touche est toujours le Dieu d'Israël : quand on sépare le Dieu un rien soupe-au-lait de l'Ancien Testament du Dieu d'amour du Nouveau testament, hérésie connue sous le nom de marcionisme et condamnée dès le IIème siècle, les conneries commencent. Sous le sirupeux, l'atrocité sommeille, il n'y a pas plus sentimental qu'un commissaire politique (c'est pourquoi les femmes sont très bonnes dans ce rôle).
Thibon écrit quelque chose que j'aurais pu écrire : la croyance en la politique est un symptôme d'affaiblissement des caractères. On croit à la réforme par la politique parce qu'on n'est plus capable de se réformer soi-même. On n'imagine pas les caractères forts d'antan s'exaltant pour un bout de papier dans une boite. Je ne me vois pas demandant à Cortes « Dis, Hernan, c'est quoi ton opinion sur l'augmentation de 1 % de la CSG ? ». D'ailleurs qu'a fait un soldat espagnol blessé et un peu perdu ? De la politique ? Non, il a fondé un ordre religieux, les jésuites.
Thibon anticipe de manière remarquable le badinterisme (quand on a les bons principes, l'avenir n'est pas si voilé) : les institutions doivent être sévères pour que les hommes puissent être charitables. Quand les hommes renoncent à la vertu, ils demandent aux institutions de montrer les vertus qu'ils n'ont plus, générosité, charité, miséricorde ... et la société se défait dans une inversion des valeurs complète (pas mal vu en 1943, non ?).
La tentative des gauchistes (articles du Monde et de Libé, émissions sur la « justice restaurative » ...) de nous apitoyer sur Salah Abdelslam est tout à fait logique. Des gens sont choqués ? Et alors ? Pourquoi ne vont-ils pas à la messe pour rétablir l'ordre naturel dans sa légitimité ? Ah, ils aiment bien contester l'ordre naturel quand ça leur permet de « jouir sans entraves » (avortement, contraception, divorce, etc) mais pas quand ça réhabilite un terroriste ? Désolé les gars, c'est un paquet cadeau.
Thibon est contre les assurances sociales, qui déresponsabilisent. Il préférait l'ancien système, prévoyance personnelle, famille et charité.
Le suffrage universel est évidemment stupide. Si cette stupidité ne nous saute pas aux yeux, c'est que nous avons transposé « Tout homme est fait pour Dieu » en « Tout homme est fait pour la démocratie ».
Il y a un argument particulièrement con, « Il faut voter parce que des gens sont morts pour que nous ayons le droit de vote ». Bin non. Des gens sont morts pour la France, pour la liberté, certains même pour le communisme universel, mais pour le droit de vote, jamais.
Ca ne me gênerait pas qu'on ne me demande pas mon avis si les gouvernants étaient légitimes.
La triade noire nominaliste
Thibon n'emploie pas le mot « nominalisme », mais c'est bien l'idée tout au long de son livre.
Notre triade noire nominaliste ne l'aurait pas du tout surpris (dans l'ordre chronologique) :
> le féminisme. « Germaine est un homme comme les autres parce qu'elle le veut ». Qui aboutit évidemment à « Robert est une femme comme les autres parce qu'il le veut ».
> l'anti-racisme. « Les races humaines n'existent pas et, d'ailleurs, les blancs doivent être exterminés ». Qui aboutit à « Mouloud et Boubakar sont aussi français que vouzémoi parce que la bureaucratie qui est en France leur a donné un bout de plastique ».
> l'écologisme. « J'ai besoin de croire que "la Planète" souffre de catastrophes imaginaires pour remplir la vacuité de ma vie ».
Ce que nous vivons n'est pas une évolution plus ou moins positive que combattraient quelques nostalgiques arriérés comme moi (thèse des veules amis du désastre). C'est une folie furieuse nihiliste, une maladie collective mortelle, comme on le démontre aisément par la raison.
Le remède est donné par Thibon : le retour au réel. Les choses et les êtres ont une nature, qu'il faut respecter.
Les hommes et les femmes sont ontologiquement différents et c'est une folie de les mettre en concurrence. Les races humaines existent et les hommes n'ont pas vocation à être mélangés L'homme est infiniment supérieur à la Nature, il en est maitre et possesseur et et ne doit pas en faire une idole, non plus qu'une esclave.
Mais le réalisme suppose de revenir à Dieu, car c'est le respect de la transcendance qui rétablit l'ordre naturel. Et, d'après ce que je vois et j'entends des Français, à part un « petit reste », une élite du cœur et de l'intelligence (je suis parfois surpris : je vois de jeunes têtes nouvelles à l'église), ce n'est pas pour tout de suite.
Plus le réel tape fort à leur porte, plus les Français essaient de fuir leurs responsabilités en mettant tout sur le dos des politiciens (qui, certes, ont aussi leurs responsabilités). Mais comment pouvez vous avoir comme idéal de vie les vacances et la retraite et considérer que vous n'avez aucune responsabilité dans le naufrage collectif ?
Alors, comme le peuple d'Israël sur qui s'abattaient des maux quand il oubliait Dieu, le peuple français mérite les malheurs qui lui arrivent.
Il n'y a dans mon jugement ni mépris ni schadenfreude, c'est juste l'application du principe de causalité, les causes ont des conséquences. Quand un peuple se renie, renie Dieu et déserte ses églises, les conséquences ne sont pas bonnes.
Bien sûr, j'émets un jugement moral sur le fait de renier Dieu. Cependant, même sans mon jugement, les conséquences seraient les mêmes : renier la transcendance, c'est condamner l'ordre social à mort.
On me dit : « Tu rêves, tu n'es pas réaliste. Le passé est le passé. La France ne redeviendra jamais catholique ». C'est possible. Dans ce cas, ça ne sera plus la France. Pas plus que la Turquie n'est l'empire byzantin et Istanboul Constantinople. Il n'y a que les crétins, les lâches et les salauds (ça fait déjà du monde) pour prétendre qu'une France colorisée, africanisée et islamisée serait encore la France.
Le peuple français n'est absolument pas défini par le fait d'être universaliste, ou blanc, ou occidental, ou européen, ou païen, ou par aucune de ses régions. Le peuple français est défini par le fait d'être gaulois (depuis 2500 ans) et chrétien (depuis 1500 ans).
Si vous grand-remplacez les Gaulois et si vous persécutez le christianisme, que reste-il du peuple français et de la France ? Rien.
Prions pour la France. Et agissons dans la mesure de nos moyens.
Les héros et les saints
Thibon écrit excellemment de diverses choses très contemporaines (il n'anticipe pas le délire mortifère écologiste et le grand remplacement mais ce qu'il dit permet de les comprendre).
Je passe sur nombre d'idées, vous lirez ce livre si vous voulez. Il a beaucoup de considérations fines sur les modernes et ce qui les rend vides d'humanité, des zombies.
Thibon n'a aucune confiance dans les masses : elles suivent, jusqu'au suicide collectif si tel est le chemin choisi par les dominants.
Je pense qu'il a tant de mépris pour le moderne, dont la bourgeoise gauchiste est l'acme, qu'aucun de nos délires débiles ne l'aurait surpris.
Il pense que nous serons sauvés par les héros et par les saints.
Mais nous sommes dans un tel naufrage anthropologique, nous sommes devenus une telle société de zombies, que faire sa vie comme un père de famille ou une mère de famille de 1700, c'est déjà être un saint et un héros. « Un saint ne fait pas plus d'efforts et de sacrifices pour son dieu qu'un avare pour s'enrichir ou qu'une coquette pour se faire admirer ».
Thibon cite comme guide Saint Thérèse de Lisieux (nommée depuis Docteur de l'Eglise). Je suis épaté par cette petite Normande, morte à 24 ans. Pour le dire vulgairement, elle m'en bouche un coin, comme Jeanne d'Arc. Son Histoire d'une âme (certes corrigée, mais pas tant que ça, par sa sœur Agnès qui était aussi sa mère supérieure) fut un succès d'édition phénoménal (des dizaines de millions d'exemplaires) un peu oublié en notre époque mécréante. Elle était très lue par les Poilus dans les tranchées.