En 1961, il est écarté du poste de chef d'état-major, pour lequel il était pressenti, par De Gaulle qui le trouve trop atlantiste. Bref, ce n'est pas Leclerc. Le préfacier peint d'ailleurs un portrait au vitriol de l'auteur, ce qui est assez inhabituel.
Ces préliminaires étant posés, son témoignage est passionnant. Il était capitaine en 1940, adjoint de Doumenc, le major-général de l'armée française. Un général très dynamique, inventif, un organisateur né, au fait des techniques. La Voie Sacrée en 1916, c'est une idée et une organisation de Doumenc. La victoire de 1918 doit beaucoup à la logistique de Doumenc (chaque offensive française était alimentée par 5 ou 6 « voies sacrées », permettant, enfin, aux mouvements des armées de s'affranchir des voies ferrées).
Doumenc est aussi le premier à avoir proposé le concept de division blindée, avec une composition très proche de ce que sera la réalité.
Beaufre est donc bien placé pour témoigner.
Les deux mamelles du désastre
Beaufre examine plusieurs causes au désastre de 1940, mais il les résume en deux principales :
♘ La très grande cohérence allemande entre la tactique, la stratégie et la politique. Beaufre a lu Mein Kampf. Il comprend mieux le génie maléfique d'Hitler que beaucoup d'historiens de 2020.
Les Français étaient loin de la cohérence germanique. Comme dit Audiard dans Un taxi pour Tobrouk : « Si vous n'aimez pas la guerre, pourquoi signez vous des alliances avec des pays qui sont en guerre tous les vingt ans ? ». Foch et Clemenceau avaient élaboré un réseau d'alliances et de garanties, qui formait un tout, qu'Hitler a patiemment détricoté sans opposition française.
Nous nous sommes donc retrouvés seuls (la contribution terrestre anglaise était quasi négligeable) avec une armée qui était incapable d'affronter seule l'Allemagne. Au contraire des Allemands, nous étions incohérents.
♘ La médiocrité du haut commandement français. Gamelin et Weygand étaient les seconds de Joffre et de Foch et on les a nommés au poste suprême dans la croyance magique qu'ils apporteraient avec eux le secret de la victoire de leurs anciens chefs. Mais ils n'étaient que des seconds et ils se sont comporté comme des seconds.
Beaufre est encore plus sévère avec Pétain, dont l'influence écrasante a formé l'armée de la déroute : « Un esprit étroit incapable de sortir de l'hexagone ».
En attendant l'orage
Muté à Paris en 1925, Beaufre découvre un état-major entièrement défensif, non seulement vis-à-vis des Allemands, mais aussi vis-à-vis du ministère des finances, du parlement, du ministre, de l'administration etc. L'obsession générale est le papier bien rédigé, la note de synthèse impeccable, qui dissimule le but véritable : décider le moins possible.
Il trouve Pétain à la fois borné et hypocrite. Il explique que cette connaissance personnelle du grand homme ne sera pas pour rien dans son passage sans état d'âme à la Résistance.
Cette armée apathique est celle d'un pays divisé contre lui-même. Les institutions empêchent la stabilité. La mauvaise qualité des hommes politiques ne laisse aucune chance à l'émergence d'un sauveur.
Beaufre, en tant qu'adjoint de Doumenc, fait partie de la délégation de négociation d'un accord franco-anglo-soviétique à l'été 1939. Cette négociation vitale (c'était vraiment une question de vie ou de mort de mettre l'URSS de notre côté) est plombée par l'illusion (savamment entretenue par Hitler) de certains anti-communistes, notamment anglais, que l'on pourra jeter l'une contre l'autre l'Allemagne et l'URSS et que la France et l'Angleterre tireront les marrons du feu, ni vu ni connu j't'embrouille. Ce machiavélisme à la petite semaine sous-estime gravement Hitler et Staline.
Vous connaissez la suite : le pacte germano-soviétique. La France se retrouve quasiment seule face à l'Allemagne hitlérienne aux mains libres. Comme trop souvent depuis 1918, L'Angleterre a joué un rôle très funeste dans le destin de la France (sans les excuser, il ne faut pas oublier ce point pour comprendre l'anglophobie des Pétain, Weygand, Darlan et consorts. C'est une preuve de l'intelligence de De Gaulle d'avoir mis son mouchoir par là dessus).
On discute souvent de la question « En juin 1940, fallait-il demander l'armistice ou continuer la guerre en Afrique du Nord ? ». Mais, dans un monde idéal, c'est dès 1939, suite à l'échec des discussions avec les Soviétiques, qu'il aurait fallu étudier les plans de ce grand déménagement. Bien sûr, cette réflexion est anachronique de ma part, mais c'est le propre des très grands chefs que d'avoir ce genre d'intuitions. Nous n'en avions pas, ni grands chefs, ni intuitions.
L'autre « solution » pour ne pas faire exactement ce qu'Hitler voulait aurait été de ne pas déclarer la guerre à l'Allemagne à propos de la Pologne. C'est ce que soutient Peter Hitchens. C'était aussi l'argument du procès de Riom. Crétin. Ca témoigne d'une incompréhension totale de la stratégie hitlérienne : si certains naïfs, comme William Shirer, ont pu croire qu'Hitler a été surpris par notre déclaration de guerre, cela prouve juste le talent de comédien de tonton Adolf.
Hitler la voulait, cette guerre, et à ce moment là. Adam Tooze explique très bien pourquoi. Il se serait démerdé pour nous la déclarer d'une manière ou d'une autre.
Beaufre ne tombe pas dans cette erreur. Il comprend que la guerre est impossible à éviter dès lors que le pacte germano-soviétique est rendu public.
La drôle de guerre
A notre stratégie défensive (étrangler l'Allemagne par le blocus), correspond concrètement une inaction déprimante : puisque le temps joue pour nous, il ne faut rien faire qui provoquerait l'ennemi à passer à l'action. Le seul résultat, c'est que le moral de nos troupes, déjà pas bien haut, s'effondre.
Encore une fois, Beaufre décrit un Gamelin mettant toute son intelligence à ne pas décider (Gamelin caresse ses mains l'une sur l'autre comme Mitterrand). Le malaise à Vincennes est profond. Au point que deux aides de camp audacieux ont glissé au général en chef une note sur le thème « Ne pas décider engage autant l'avenir que décider ».
Les politiciens sont bien conscients du problème Gamelin, mais Gamelin est l'homme de Daladier et les radicaux sont indispensables pour constituer une majorité, donc, eux aussi décident de ne pas décider.
Nous avons si peu décidé que même le temps, censé jouer pour nous, a favorisé l'Allemagne. Comme nous avons fait des plans mirifiques d'armement, nous éprouvons beaucoup de mal à mettre en route les mammouths industriels qui en résultent et les usines allemandes produisent plus d'armes que nous.
Avant même que le combat s'engage, nous avons déjà quasiment perdu.
Dans l'épreuve
A propos des événements de Norvège (Narvik et compagnie), Beaufre a un commentaire qui me frappe par son évidence mais que je n'avais jamais lu : la nullité des forces franco-anglaises a rassuré Hitler juste avant qu'il lance son offensive de printemps.
Citons : « On constate déjà les faiblesses qui nous serons fatales : manque de matériel moderne [il pense aux radios, par exemple], de DCA, influence morale décisive des bombardements aériens [Marc Bloch, qui n'est pas soupçonnable de lâcheté, écrit qu'on se sentait personnellement visé par les Stukas], passivité de la troupe, cependant d'élite, commandement sans résolution. A la première épreuve, notre système militaire apparaît terriblement démodé ».
Une fois l'offensive allemande lancée, Beaufre écrit ce que nous a déjà raconté Marc Bloch : après 9 mois d'inertie, les généraux dépassés par la rapidité de l'offensive allemande se réfugient dans la procédure, le « beau papier », puis tombent dans l'apathie et dans la dépression. Et dans le défaitisme.
C'est Beaufre qui nous livre la scène reprise par tous les historiens : dans la nuit du 13 mai (après le passage de la Meuse à Sedan par les Allemands), l'énergique Doumenc débarque chez Georges, commandant le front nord-est, et trouve celui-ci en train de sangloter dans un fauteuil du QG aux allures de sépulcre. Il le secoue, il lui remonte le moral et ils imaginent ensemble une contre-attaque ... que Georges n'exécutera pas.
Re-belote le 15 mai au soir, Gamelin suggère (c'est bien dans ses manières de « suggérer ». On imagine Bonaparte « suggérant ») un plan de contre-attaque mais ne donne pas suite.
Citons encore une fois Beaufre : « Le 13 mai au soir, l'armée française est pratiquement intacte. Mais, déjà, le commandement a vu son moral brisé. Il ne le retrouvera plus jusqu'à la fin ». Trois jours ont suffi à briser le moral du commandement de l'armée française : quel commandement est-ce là ?
Dès le 16 mai, il est évident que la bataille est perdue en métropole. Prépare-t-on la suite de la guerre ? Non, on pense à rendre les armes.
Weygand
Beaufre est un admirateur de Weygand, beaucoup plus énergique que Gamelin, mais pour quel résultat ?
Bizarrement, Beaufre pense que Weygand avait raison de masser toutes ses forces sur la Somme en un rideau défensif (on a de sérieuses raisons de penser que c'était une manière de rendre la défaite irréversible).
J'écris « bizarrement » car Beaufre ne peut ignorer quand il écrit en 1961 que les expériences ultérieures ont montré que ce qui fonctionne contre les chars, c'est plutôt la défense en profondeur (bon d'accord, Koursk était un terrain très préparé).
En revanche, je laisse le bénéfice du doute à Beaufre sur un point : on sait aujourd'hui que la situation logistique des armées allemandes était très tendue à la mi-juin. Comme en 1914, la rapidité foudroyante de leur avance met les Allemands dans une situation vulnérable (ils auront le même problème dans les plaines russes : les Américains sont bien meilleurs dans ce domaine, même si Patton est tombé en panne sèche fin 1944).
Le défaitisme comme seule issue d'une impasse intellectuelle et morale
Beaufre décrit son propre désarroi face à des événements qu'il a pourtant mieux anticipés que d'autres. L'avalanche quotidienne de mauvaises nouvelles a un effet d'assommoir (qui use Paul Reynaud par exemple). On sent encore mieux l'intelligence de Charles De Gaulle, qui se dit qu'il faut prendre de la distance physique pour retrouver les idées claires.
Le commandement est absolument incapable de reprendre la main, il subit les événements. Weygand, déjà résigné à la défaite quand il prend son poste, n'est pas meilleur que Gamelin.
Les Français ont fait des sacrifices réels, dignes de leurs ainés (60 000 morts militaires en 6 semaines), mais sans stratégie, sans coordination, sans ligne directrice. De résistance acharnée en résistance acharnée, tel bataillon a retenu les Allemands quelques heures, telle division une journée. Pour quoi ? Pour presque rien, puisque ce n'était pas au service d'une vision d'ensemble non-défaitiste.
Bien sûr, l'idée non-défaitiste évidente, c'était le repli en Afrique du Nord, mais Pétain et Weygand ont décrété que ce n'était ni faisable ni souhaitable et aucun politicien n'a eu les couilles de contredire ces deux vielles badernes.
La défaite de 1940 est une défaite du manque d'intelligence et du manque de courage, c'est pourquoi elle fait encore si mal. Nous avons été moins intelligents que les Allemands et nous avons rendu les armes avant d'avoir tout essayé.
Beaufre pense que, pour nous remettre de ce traumatisme, il aurait fallu que nous aplatissions les Allemands aussi violemment qu'ils nous avaient aplatis, ce qui n'a pas été possible puisque le boulot a été fait par les Russes et par les Américains.
Beaufre pense que, pour nous remettre de ce traumatisme, il aurait fallu que nous aplatissions les Allemands aussi violemment qu'ils nous avaient aplatis, ce qui n'a pas été possible puisque le boulot a été fait par les Russes et par les Américains.
Conclusion
En bon giraudiste, Beaufre ne comprend rien au gaullisme.
Il pense que la défaite était impossible à éviter en 1939-1940 (sauf si nous avions eu un général qui profitant en septembre 1939 que les Allemands étaient occupés en Pologne). Il ne comprend pas les forceurs de destin comme Jeanne d'Arc, Napoléon ou De Gaulle.
Il ne s'étend pas sur la question de l'armistice, pourtant intéressante : pourquoi la France est-elle le seul pays vaincu à avoir conclu un armistice avec les Allemands ?
On en revient aux réserves du préfacier.
Mais je suis d'accord avec lui que la guerre a été véritablement perdue en mars 1936, quand la France a laissé remilitariser le Rhénanie sans réagir. A partir de là, Hitler avait le feu vert pour détricoter notre système d'alliances, ce qu'il a su faire avec son talent maléfique.
Beaufre conclut que c'est la qualité de sa classe dirigeante qui sauve un pays. Je ne m'étendrai pas trop sur les noires réflexions pour la France de 2020 que cette pensée m'inspire.
En politique, c'est l'ennemi qui nous définit. Si on nous dit : « Tu es mon ennemi et je vais te tuer (ou te réduire en esclavage) », ce ne sert à rien de répondre « No war, please. I am a pacifist ». Et un pays est toujours menacé. S'il ne l'est pas, au moindre signe de faiblesse, il le sera.
Vu les flèches qui nous dirigent, on n'a pas fini de rire. Mais avec beaucoup d'humour noir.
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