lundi, février 07, 2022

En contrepoint de Chapoutot.

 En contrepoint de Chapoutot.




Le mythe des racines nazies du management

10 min

Dans son livre, l’historien Johann Chapoutot avait prétendu démontrer l’influence prépondérante du nazisme sur le développement des principes du management moderne. Selon Franck Aggeri, professeur de management, ce raisonnement est démenti par les faits.

Mais quelle mouche a piqué les membres du jury du prix Syntec Conseil ? Ce jury a en effet remis, le 6 octobre dernier, le prix du livre RH de l’année à l’ouvrage de l’historien Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, aux éditions Gallimard. Ce livre a obtenu un succès public inversement proportionnel aux critiques dont il a fait l’objet de la part des spécialistes du management, qu’ils soient historiens ou chercheurs en gestion.

Alléchés par la thèse provocante selon laquelle le management moderne aurait des racines nazies, les médias ont donné un large écho à cet ouvrage. Il faut dire que le management a mauvaise presse et que le livre, écrit d’une plume alerte et paru aux prestigieuses éditions NRF Gallimard, a toutes les apparences du sérieux.

Pour comprendre l’étonnement général que suscite sa lecture chez les spécialistes du champ, il faut indiquer qu’aucun livre sur l’histoire du management n’a jamais identifié une quelconque influence nazie dans les doctrines et pratiques contemporaines de management. Johann Chapoutot, historien du nazisme mais non du management, aurait-il donc découvert des sources inédites lui permettant de fonder sa thèse ?

Pour répondre à cette question, revenons donc brièvement sur le contenu de l’ouvrage. Dans l’introduction du livre, l’auteur introduit sa problématique : comment les nazis ont-ils réfléchi à l’organisation du travail ? Quelle pensée du management ont-ils développée ? Suggérant une « modernité du nazisme » sur ces questions, il défend la thèse que ceux-ci ont développé une « conception non autoritaire du travail, où l’ouvrier et l’employé consentent à leur sort et approuvent leur activité, dans un espace de liberté et d’autonomie a priori incompatible avec le caractère illibéral du IIIe Reich, une forme de travail par "la joie" (durch Freude) qui a prospéré après 1945 et qui nous est familière aujourd’hui, à l’heure où "l’engagement", la "motivation" et "l’implication" sont censés procéder du plaisir de travailler et de la bienveillance de la structure. »

Le livre, explique-t-il, « est une étude de cas : comment de jeunes juristes, universitaires et hauts fonctionnaires ont réfléchi aux questions managériales faisant face à des besoins gigantesques de mobilisation des ressources et d’organisation du travail ».

Le piège de l’anachronisme

Dans l’introduction, Johann Chapoutot fait un raccourci discutable entre le terme utilisé par les nazis de menschenfürhung (littéralement la « direction des hommes ») et le management. Le menschenführung est inspiré du führer prinzip. Il renvoie à une forme de légitimité charismatique au sens de Max Weber, c’est-à-dire à l’adhésion des hommes à un chef charismatique dont les exemples historiques abondent de César à Napoléon. Réduire le management à cette vision est pour le moins problématique.

Autre problème : l’anachronisme du questionnement. A l’époque nazie, « le management » est un terme pratique qui n’a pas été théorisé. Taylor a certes écrit en 1911 son ouvrage The Principles of Scientific Management où il expose les principes de l’organisation scientifique du travail, mais, en ce qui concerne le management des hommes, le terme le plus couramment utilisé à l’époque est celui « d’administration », que l’on trouve aussi bien chez Fayol ou Mary Parker Follett, ou celui « d’organisation » utilisé par Chester Barnard.

Le concept de management, au sens où l’on entend aujourd’hui et auquel se réfère Johann Chapoutot, est plus récent. Il devient dominant dans les années 1950 grâce au travail de Peter Drücker sur lequel nous reviendrons plus loin.

Dans une première partie, la plus intéressante, Johann Chapoutot revient sur un point bien établi par les historiens : l’anti-étatisme assumé du régime et sa détestation de la bureaucratie à la française. Il analyse la formation d’une doctrine nazie de la conduite des hommes, empreinte de darwinisme social, où les individus de race aryenne qui adhèrent aux idéaux du régime forment une communauté organique autour de leur Führer. Ce qui vaut à l’échelle du Reich vaut au niveau de l’entreprise où chef d’entreprise et collaborateurs forment également une communauté de destin, nous dit Johann Chapoutot.

Nul besoin, dans cette logique, de règles rigides et impersonnelles et d’une hiérarchie intermédiaire qui contraindraient les initiatives des individus et mettraient en péril la relation organique entre ceux-ci et leur Guide. Les individus doivent au contraire bénéficier d’une large autonomie pour atteindre des objectifs fixés à l’avance.

A cette aune, les institutions publiques doivent être agiles, nous dit l’auteur. Pour limiter la capacité de nuisance de l’appareil étatique, les nazis vont ainsi multiplier les instances de pouvoir et de décision, créant des agences ad hoc concurrentes les unes des autres. Cette polycratie, bien renseignée par les historiens, va contribuer à un certain désordre et des improvisations permanentes.

Une doctrine banale

La deuxième partie du livre est plus hardie, mais ne convainc pas. Pour faire sa démonstration, l’auteur suit la trajectoire d’un ancien juriste et dignitaire du régime nazi, reconverti dans le management mais inconnu des spécialistes contemporains : Reinhard Höhn. L’histoirien aurait-il découvert un penseur majeur, précurseur du management moderne ?

Après quelques années où il se fait discret, Höhn réapparaît et fonde en 1956 une école de formation continue de cadres d’entreprise allemands : l’école de Bad Harzburg. Entre 1956 et 2000, année de la mort de Höhn, celle-ci va former au management 600 000 personnes.

Auteur prolifique, Höhn rédige un grand nombre de livres sur la discipline, où il expose une doctrine expurgée de toute référence à l’idéologie nazie. Cette doctrine s’articule autour de quelques principes clés : la promotion d’un management non autoritaire, l’éloge de la flexibilité, l’autonomie des collaborateurs pour atteindre des objectifs définis à l’avance, la délégation de responsabilité.

Johann Chapoutot essaie de nous faire croire que Reinhard Höhn a introduit une rupture par rapport à une conception autoritaire du management. C’est malheureusement complètement faux. Dans sa note de lecture parue dans la Nouvelle revue du travail en décembre, Yves Cohen, historien reconnu de l’entreprise et du management et auteur d’une somme sur l’histoire du commandement1, souligne la banalité des principes proposés par Höhn. Il rappelle que le principe de délégation de responsabilité a été théorisé dès les années 1920 par Alfred Sloan, le directeur général de General Motors, dont les travaux étaient très connus et discutés dans le monde anglo-saxon. Il souligne également les imprécisions de l’analyse. Que signifie par exemple « un management non autoritaire mais pleinement hiérarchique » au cœur de la doctrine de Höhn ?

La contestation de formes autoritaires de la gestion des entreprises n’a absolument rien de nouveau dans les années 1950. Dès les années 1920 et 1930, des voix s’élèvent chez les praticiens et les théoriciens, aux Etats-Unis notamment, pour dénoncer les excès du taylorisme, et prôner une approche participative du travail (Mary Parker Follett, Elton Mayo) et le rôle de la direction d’entreprise comme un enjeu de coopération (Chester Barnard).

Des omissions coupables

Plus ennuyeux encore, la doctrine de Höhn ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de Peter Drücker, formulée quelques années plus tôt dans The practice of management, publié en 1954. Ce livre ne pouvait être ignoré de Höhn, car il a été un best-seller dans le monde entier et a servi de base à la formation de millions de cadres et de dirigeants.

Dans ce livre, Drücker présente pour la première fois le management, comme un système global, qui est à la fois une fonction et un travail. A cette aune, le management recouvre une variété d’activités : définir les buts de l’organisation, organiser le travail, gérer des relations humaines, exercer une autorité fondée sur la mobilisation des collaborateurs, déléguer les responsabilités mais aussi exercer une responsabilité sociale, car l’entreprise est une institution sociale non exclusivement économique. Il y développe également le concept de « direction par objectifs » selon lequel le rôle des managers est de fixer des objectifs aux collaborateurs tout en leur laissant une large autonomie pour y parvenir.

Ainsi, les principes présentés par Höhn figurent déjà dans le livre de Drücker. Or, ce livre n’est pas cité par Johann Chapoutot.

Mais, me direz-vous, Drücker aurait-il pu être lui-même influencé par les nazis ? L’ironie de l’histoire est que Peter Drücker est juif autrichien. Dans sa jeunesse, il a été journaliste et a interviewé Hitler avant que celui-ci accède au pouvoir. Cet entretien l’a tellement marqué et effrayé qu’il a émigré aux Etats-Unis dès que ce dernier est devenu chancelier du Reich. On ne peut donc pas le soupçonner d’avoir été contaminé par l’idéologie nazie, qu’il rejette d’ailleurs fermement, ou par l’idéologie communiste, dans la préface de son livre de 1954 où il développe une conception humaniste du management.

Pour tester mon hypothèse de l’influence de Drücker sur la doctrine de Bad Harzburg, j’ai fait une petite recherche sur Internet. Surprise : on trouve plusieurs articles consacrés à cette école qui était connue par les spécialistes, notamment allemands, du management. Ces articles confirment mon intuition : cette école est présentée comme une adaptation au contexte allemand de la théorie de Peter Drücker. C’est notamment la thèse qui est défendue en 1983 par deux chercheurs allemands dans la prestigieuse Academy of Management Review2.

De deux choses l’une : soit Johann Chapoutot n’a pas fait de recherches sur la discussion de l’école de Bad Harzburg et il ignore le contenu du livre de Peter Drücker ; soit il l’a délibérément omis pour éviter de ruiner sa démonstration. Dans les deux cas, l’histoire qu’il raconte n’est pas crédible.

En guise de doctrine allemande originale, influencée par la pensée nazie, on a plutôt affaire à une transposition médiocre des travaux de Peter Drücker. Le parcours de Reinhard Höhn est lui-même d’une grande banalité. Il n’est qu’une nouvelle illustration de la capacité d’adaptation de certains dignitaires du régime nazi qui ont réussi une brillante reconversion professionnelle en devenant de fervents zélateurs de l’ordolibéralisme allemand. Evidemment, avec cette version de l’histoire, on peut imaginer que le succès de librairie n’aurait pas été le même.

Que retenir au final de la lecture ce livre ? Pas grand-chose malheureusement, si ce n’est l’habileté de l’auteur à manier l’anachronisme et les jeux de langage. Un comble pour un historien ! Laissons le mot de la fin à Yves Cohen :

« Ce livre ne tient pas les promesses de son titre ni de ses annonces et nous laisse dans la perplexité. Sa brillante écriture cherche à donner à penser qu’il fait ce qu’il dit mais on n’en sort pas sans un sentiment pour le moins de confusion, d’insuffisance et d’imprécision. »

  • 1.Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, Yves Cohen, Editions Amsterdam, 2013.
  • 2.« Controversy in German management : The Harzburg model experience », W. Grunwald et W. F. Bernthal, Academy of Management Review, 8 (2), pp. 233-241, 1983.

1 commentaire:

  1. Vous-même et l'auteur de l'article partez du principe que Chapoutot connaît bien le nazisme. Erreur : il en connaît des aspects mais ne le connaît pas vraiment lui-même car il se refuse à voir ce que la personnalité d'Hitler lui confère d'unité et de dynamisme.

    Ce qui le conduit ici à une erreur factuelle énorme : prétendre que les nazis étaient hostiles à l'Etat et cherchaient à lui substituer des "agences".

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