samedi, janvier 29, 2005

Un juge s'en va

Résumé :

Jusqu'au 17 janvier, Laurent Lèguevaque était juge d'instruction à Tours. En démissionnant, fait très rare dans la magistrature, ce franc-tireur de 38 ans entend dénoncer les raideurs du monde judiciaire.

Tant pis pour les "ça ne se fait pas", même si les statistiques de la chancellerie leur donnent raison : au cours des dix dernières années, seules douze démissions de la magistrature ont été enregistrées - dont six en 1998, allez savoir pourquoi ; une seule en 2004, aucune durant les quatre années précédentes. C'est dire si Laurent Lèguevaque est un cas.

Il tire un bilan sombre jusqu'au défaitisme : "Ce métier est devenu nul. Ce n'est d'ailleurs plus un métier, juste une carrière." Ses collègues ne lui semblent préoccupés que d'avancement, de postes à pourvoir et d'appuis à solliciter, si bien que la magistrature n'est plus, à ses yeux, qu'"un corps de fonctionnaires voué au conformisme et à la soumission". Presque penaud, il admet avoir cru que les juges d'instruction étaient différents, que leur fonction d'enquêteur leur donnait une latitude plus grande, une indépendance plus authentique. "Cela a peut-être été vrai, mais cela ne l'est plus", estime-t-il, avant de résumer le tout en une formule : "On nous prend toujours pour des chevaliers blancs ; on n'est plus que des goélands mazoutés."


A l'écouter, l'ordinaire de ces magistrats qui font trembler les puissants est dénué de passion : on n'attend plus d'eux que la tenue de dossiers alimentés par d'autres - policiers, gendarmes, experts, procureurs, avocats. "La machine fait de nous des paperassiers, des petits hommes gris qu'on dissuade de mettre beaucoup d'eux-mêmes dans leur travail. A force de vouloir nous contrôler, elle nous uniformise, elle nous étouffe."

Il ne se montre ni amer ni déprimé, parsème son récit d'épisodes drolatiques qu'il relate avec moins de douleur que de dérision. "J'ai l'impression de revenir d'un long voyage dans une peuplade avec laquelle je n'aurais pas su communiquer."

Après leur entrevue, le président du tribunal lui a téléphoné pour l'avertir qu'il n'avait pas le droit d'abandonner son poste sans attendre l'arrêté du ministre, qui entérine sa démission. Lui y a vu un excès de formalisme, une manifestation de plus de cette "passion du normatif" qui noie les juges dans le détail et leur fait perdre de vue l'essentiel. Quand son supérieur a brandi la menace d'un "mandat d'arrêt", il assure avoir eu envie de lui répondre : "Chiche !"

Le conformisme vestimentaire de ses collègues l'agace. La déférence recommandée pour s'adresser à la hiérarchie l'insupporte. "La courtoisie avec les mis en examen, elle, peut vous être reprochée, remarque-t-il. Un jour, un collègue m'a dit avec horreur : "Comment fais-tu pour serrer la main d'un violeur d'enfant ?" Je lui ai répondu : "Je demande qu'on lui enlève ses menottes."" Ça ne l'a pas fait rire du tout."


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