"Il faut limer et frotter sa cervelle à celle d'autrui" (Montaigne)
jeudi, mars 14, 2019
Le pompier et le péage : apologue édifiant
« Le pompier, le péage, le député et le ministre: résumé de la paralysie française»
TRIBUNE - Le député de Seine-et-Marne (LR) Jean-Louis Thiériot raconte une histoire édifiante sur l'impotence des pouvoirs publics.
Les Français ne le savent sans doute pas. En dehors d'une intervention pour un accident sur l'autoroute elle-même, les services de secours en intervention (pompiers, police, Samu, gendarmerie) doivent payer leur péage comme n'importe quel usager. Pour diminuer les coûts, ces services publics ont donc pour instruction d'éviter d'emprunter les autoroutes - sauf urgence vitale avérée. Une consigne qui peut avoir des conséquences dramatiques si la gravité des faits qui appelle une intervention des pompiers, du Samu ou des forces de l'ordre est sous-estimée. Et ceci alors que les sept principales sociétés concessionnaires font un chiffre d'affaires supérieur à 10 milliards et des bénéfices supérieurs à 3 milliards (dont 1,75 pour le seul Vinci), à la faveur de contrats de concessions insuffisamment protecteurs de l'intérêt général!
Consciente de cette anomalie évidente, en novembre 2017, lors de l'examen de la loi de finances 2018, l'Assemblée nationale a voté à l'unanimité - ce qui mérite d'être souligné - un amendement prévoyant que les véhicules de secours seraient exonérés de péage. Comme il est d'usage, les conditions d'application ont été renvoyées à un décret en Conseil d'État. Or, quinze mois plus tard, rien n'a été fait. Le décret n'a pas été promulgué.
On peut déplorer que les sociétés d'autoroutes, avec leurs 3 milliards de profits, n'aient pas spontanément appliqué la loi. C'eût été une appréciable contribution à la «décence commune» chère à Orwell, ou à tout le moins une formidable opération de communication qui aurait été applaudie. Dommage quand on sait la colère qui gronde contre les sociétés autoroutières et dont les «gilets jaunes» se sont souvent fait l'écho.
L'administration refuse de publier le décret
Mais ce qui inquiète, c'est surtout l'inaction de l'État et les justifications données. Interrogé par mes soins en septembre 2018 dans une question écrite, le ministère des Transports a apporté une réponse stupéfiante publiée au Journal officiel, modèle de discours technocratique et de ratiocination juridique: «S'assurer du caractère opérationnel du déplacement est techniquement difficile […]. L'exonération de péage pour les véhicules d'intérêt général prioritaire constitue une rupture d'égalité d'usagers devant le péage […]. Il s'agit pour les sociétés concessionnaires d'une charge nouvelle qui leur est imposée […]. Les sociétés concessionnaires pourraient donc se prévaloir d'un préjudice devant le juge du contrat comme elles l'ont indiqué à l'État. Le concédant - à savoir l'État - serait alors tenu d'indemniser sur fonds publics ses cocontractants pour le manque à gagner représenté par cette mesure, dans les conditions fixées par le juge […]. Ces considérations expliquent les grandes difficultés rencontrées dans la définition des mesures réglementaires.» En clair, l'administration refuse de publier le décret.
Ces propos sont doublement stupéfiants. D'une part, un haut fonctionnaire inconnu s'autorise à ne pas tenir compte d'un texte voté par le législateur. D'autre part, il livre sur un plateau aux sociétés concessionnaires un argumentaire émanant de l'État, dont leurs avocats ne manqueraient pas de faire leur miel en cas de contentieux.
Mais les surprises ne s'arrêtent pas là! Saisie ensuite d'une question orale dans laquelle je lui demandais la date de mise en œuvre du décret, la ministre des Transports, Mme Élisabeth Borne, répondait: «Je ne partage pas la réponse [de ses services, NDLR] telle que vous l'avez mentionnée»… mais se refusait à donner la moindre date précise.
Résumons-nous: un texte de loi non appliqué depuis plus d'un an, une administration qui cède craintivement face à des groupes privés, un ministre qui ignore ce que font ses services et désapprouve leur réponse mais qui en même temps se refuse à tout acte politique fort et décisif…
Ce dossier d'apparence modeste en dit plus qu'un long colloque sur la faiblesse de l'État. La technostructure se permet de tenir pour rien le vote de la représentation nationale. Le droit devient l'alibi de l'inaction. Et nul ne songe à engager le bras de fer avec les compagnies d'autoroute pour que les choix politiques se traduisent en acte.
Il y aurait pourtant des arguments juridiques à faire valoir et matière à un bras de fer qui serait, de toute évidence, populaire. Dans un avis de février 2015, le Conseil d'État avait rappelé la possibilité d'une «résiliation pour motif d'intérêt général». Le fait d'en brandir la menace aurait certainement suffi à ramener à la raison les compagnies autoroutières et à ouvrir la voie à la négociation d'avenants, sachant que le coût ne serait que de quelques dizaines de millions d'euros. L'État se dit «jupitérien» mais plie piteusement devant un oligopole. Les ministres se taisent, otages de la technostructure ou du juridisme le plus poltron. À la notion traditionnelle du pouvoir s'est substituée celle de gouvernance par les experts, échappant à tout contrôle démocratique. Le gouvernement est devenu en quelque sorte apolitique. Autrement dit, le pouvoir n'a plus le pouvoir.
Symbolique, cet apologue nous dit que l'urgence est à un Parlement qui légifère, à un gouvernement qui gouverne, à des fonctionnaires qui assument leurs responsabilités, obéissent au ministre et mettent en œuvre les lois. À trop laisser enfler ce sentiment d'impuissance, ce sont la désespérance et donc le populisme qui gagneront. En attendant, pompiers et policiers continuent de payer les péages.
*Ancien président du conseil départemental, avocat à la cour et essayiste. Dernier ouvrage paru: De Gaulle, le dernier réformateur (Tallandier, 2018).
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Mon commentaire : les raisons fondamentales de cette situation sont connues de tous.
L'exercice normal du pouvoir comporte de lourds devoirs et quelques satisfactions et gratifications.
Nos politiciens se sont déchargés de leurs devoirs, c'est-à-dire de leurs responsabilités et donc de leur pouvoir, sur des organismes non-élus et hors de contrôle (BCE, UE, CJUE, CEDH, Conseil constitutionnel, conseil d'Etat, administrations diverses et avariées ...) pour ne plus garder, quand même, que les satisfactions et gratifications du pouvoir.
Ils ont donc trahi leur mission et c'est à juste raison que le peuple les déteste. Les Gilets jaunes qui gueulent « Macron démission ! » ont , hélas, parfaitement raison. Le « dégagisme » est amplement justifié.
Le drame est que nous n'avons pas (pas encore ?) de solution de rechange. Mais, au fond, n'est-ce pas un prétexte à procrastination ? Ayons d'abord le courage de virer ceux qui doivent être virés, ensuite, nous verrons bien : votez Dupont-Aignan, Le Pen, Asselineau, Mélenchon, ma tante, n'importe qui sauf Macron et Wauquiez. Il faut avoir le courage de préférer la fin de la douleur à la douleur sans fin (1), même si c'est temporairement le bordel.
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(1) : si nous continuons avec un gouvernement comme depuis 1983 en votant Macron-Wauquiez, la suite est écrite : la mondialisation a détruit la classe moyenne inférieure. Elle va maintenant détruire la classe moyenne supérieure, celle qui se croit aujourd'hui à l'abri et a massivement voté Macron au second tour.
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