dimanche, juillet 26, 2020

Le Christ hébreu (C. Tresmontant)

Soyons clair et sans détours, le titre de cet ouvrage m'a immédiatement fait penser à ça : De Tresmontant, je connais le fils, critique gastronomique à Causeur. Je pars de loin !

Allez, trêve de plaisanteries, au boulot !

Ce livre de Claude Tresmontant de 1983 est passionnant par son audace intellectuelle. Il démontre (je n'ose écrire « de manière définitive » parce que je ne suis pas un spécialiste mais, en tout cas, de manière très convaincante) que l'hypothèse issue de l'exégèse allemande du XIXème siècle, à savoir que la mise par écrit des Evangiles est tardive (fin du 1er siècle, début du 2ème siècle), est erronée.

Ce livre (son destin) est, aussi, désespérant : il n'a pas été tant contredit qu'ignoré. Quant on regarde Wikipedia, c'est toujours l'hypothèse tardive qui prévaut.

Les arguments de Tresmontant

♘ argument historique : les troupes de Titus incendient Jerusalem et rasent le temple en 70. Il n'y en a aucune trace dans les Evangiles (les traces présentées comme telles par les exégètes sont très peu convaincantes. Même moi, simple amateur, je m'étais fait la réflexion). D'après l'hypothèse tardive, c'est comme si les disciples d'un prophète berlinois des années 1930 (prénom Adolf pas obligatoire) transcrivaient son enseignement dans les années 70 sans jamais laisser un seul indice de ce qu'avait subi Berlin en 1945. Très peu vraisemblable.

♘ argument culturel : les juifs du 1er siècle n'étaient pas des papous de Nouvelle-Guinée (il y a des papous en Nouvelle-Guinée ?). Le taux d'alphabétisation était loin d'être ridicule et Jerusalem pullulait de lettrés. Là encore, il n'est pas très vraisemblable que les disciples aient attendu 70 ans pour coucher sur le papyrus l'enseignement du maitre. Tresmontant pense même que certains passages sont de la prise de notes directe, comme ses étudiants.

♘ argument lexicographique : c'est 99 % du livre et c'est très pénible à lire. Tresmontant recense beaucoup (si ce n'est toutes) d'expressions dans le texte grec des Evangiles qui sont des décalques mot à mot d'expressions hébraïques incompréhensibles (comme « les fils de la tente nuptiale ») à un lecteur de culture grecque . En revanche, elles sont compréhensibles à un lecteur de langue grecque et de culture hébraïque comme l'étaient les juifs dispersés autour de la Méditerranée. Tresmontant en conclut que les Evangiles ont été écrits pour ces juifs dispersés et non pour les gentils. Donc les Evangiles ont été écrits avant l'évangélisation des païens. Or, elle commence très tôt, dans les années 40 (premier voyage missionnaire de Paul : 44).

♘ argument de la cohérence : les Evangiles sont très cohérents entre eux (certes, cette cohérence est renforcée par l'élimination des évangiles apocryphes). Il est invraisemblable qu'une falsification tardive des textes (hypothèse allemande : rédaction tardive et les rédacteurs se sont laissé aller à leur fantaisie) génère une telle cohérence. Puisqu'on admet que la rédaction n'a pas eu lieu à un endroit unique à une date précise, il ne peut y avoir de coordination dans le mensonge.

Tresmontant a des mots très sévères pour l'hypothèse allemande (et il parle de ... Heidegger !). Je ne les répète pas, on va encore me taxer de germanophobie. Ca fait penser à la blague anglaise : « Shakespeare est un imposteur. Ses pièces ont été écrites par un auteur mystérieux ... qui s'appelait aussi Shakespeare ». 

Tresmontant étrille l'école allemande, dont la démarche sous-entend qu'on ne peut connaître que les croyances des premiers chrétiens à propos du Christ et non le Christ lui-même.

Pour Tresmontant, il y a beaucoup de confusion sur le mot « foi », puisque le mot hébreu qu'on traduit ainsi fait référence à une connaissance objective, on n'est pas loin du contresens pur et simple.

Tresmontant remarque que Jésus ne dit jamais « notre Père », il dit soit « mon Père », soit « votre Père » (« quand vous priez, dites "notre Père ..." » est un équivalent de « votre Père »). En christologie orthodoxe, c'est l'évidence : Jésus, Dieu fait homme, ne peut avoir les mêmes relations au Père que les hommes ordinaires. Cette règle n'est jamais prise en défaut. Là encore, cela prouve la grande cohérence des Evangiles.

♘ argument des noms : ce n'est pas dans Tresmontant, mais comme je trouve cet argument élégant, j'en profite. La fréquence des noms dans les Evangiles correspond à la fréquence des noms trouvés par les archéologues sur les tombes du 1er siècle, qui n'est pas la même que sur les tombes du 2ème siècle. C'est impossible à falsifier : essayez, en notre époque de Kevin et de Samantha, d'écrire un roman sur la France de 1900 en ayant une répartition juste des noms.

Je n'ai aucun problème à me couler dans les raisonnements de Tresmontant. L'hypothèse tardive a toujours heurté mon bon sens. Voilà des gens dont on sait qu'ils voyagent beaucoup autour de la Méditerranée, qu'ils correspondent beaucoup, qu'ils ont parmi leurs correspondants des lettrés et ils auraient attendu 70 ans pour rassembler la parole du maitre dans un écrit ? Ca ne tient pas la route.

Il suffit d'aller à la messe pour le savoir : il y a toujours un missel, un lectionnaire, un support écrit. Vous me direz « ce n'est pas la même époque ». Assurément. Mais la contrainte reste : comment enseigner à une communauté dispersée ? L'enseignement oral, comme Homère ? Bien sûr, mais quand on a l'écrit, on serait bien bête de ne pas l'utiliser. 

L'Evangile selon Saint Jean

Tresmontant fait un sort particulier à l'Evangile selon Saint Jean.

Chacun sait qu'il est le plus théologique, le plus intellectuel. A l'évidence, Jean a compris des choses, des allusions, des références, que les autres n'ont pas bien comprises. Pour Tresmontant, Jean est un jeune prêtre du temple, c'est pourquoi il reste anonyme, il se désigne toujours par une périphrase « le disciple que Jésus aimait », « le disciple qui s'est penché sur la poitrine du Seigneur ». Il ne veut pas d'ennuis avec la police, comme dirait Coluche.

Et loin d'être le dernier évangile (d'après l'opinion dominante), c'est le plus précoce (je suis très content : je le pense depuis longtemps. OK, je sais, biais de confirmation).  L'article Wikipedia que je vous ai mis en lien au début est totalement faux sur les conditions de rédaction.

Tresmontant en repasse une couche sur la philosophie nihiliste allemande, fondamentalement anti-juive et anti chrétienne. Il n'a pas besoin qu'Heidegger lui dise en personne qu'il est nazi puisque Tresmontant a bien compris que sa philosophie l'est. Notez que Tresmontant écrit cela en pleine époque où il est de bon ton dans l'intelligentsia française de dédouaner l'existentialiste en chef de son nazisme.

Tresmontant ne peut cacher son admiration de Saint Thomas d'Aquin, qui redresse des erreurs de traduction par des raisonnements théologiques.

Tresmontant passe une rafale aux exégètes abrutis qui prennent le Cantique des Cantiques pour un recueil de chansons de corps de garde. Il faut vraiment n'avoir aucune sensibilité. Toujours le problème du spécialiste-mais-idiot. Evidemment, si on considère que Saint Bernard a déjà tout dit sur le Cantique des Cantiques, il y a nettement moins besoin d'exégètes et c'est embêtant de perdre son boulot.

Tresmontant en profite pour assassiner une fois de plus les penseurs allemands Fichte, Kant (visiblement, il n'est pas ébloui par la morale kantienne), Hegel, Marx, Nietzsche et Heidegger. Comme ils ne supportent pas l'idée juive de création, ils réduisent (comme le pape et le clergé de 2020 !) Jésus à une morale insipide pour le discréditer (je ne sais pas si le discrédit est le but du clergé et du pape actuels mais ils y parviennent très bien). Bien sûr, Jésus est beaucoup plus que cela, il est le fondateur de la Nouvelle Alliance. 

Le corps

Tresmontant fait un sort (sans le savoir) à Michel Onfray : la Bible et donc l'Eglise ne méprisent pas le corps, loin de là. Il s'appuie sur le Cantique des Cantiques et d'autres exemples et sur le vocabulaire hébreu, qui ne sépare pas le corps et l'âme de manière nette.

Il dit explicitement qu'il n'est pas gnostique, ce qui nous ramène à Harouel. Il a bien compris que la gnose pourrit le monde actuel.

Rasoir d'Ockham

Bref, l'hypothèse la plus vraisemblable, celle qui demande le moins de contorsions intellectuelles (rasoir d'Ockham), est qu'il a existé un prophète juif nommé Jésus, mort crucifié, dont les disciples croyaient qu'il était Dieu fait homme, qu'il était revenu des morts, et qu'ils ont rédigé des recueils de sa vie et de ses paroles, que nous connaissons sous le nom d'Evangiles, quelques années (et non quelques décennies) après ces événements. 

Le biais de l'exégèse moderne  

Il y a en exégèse moderne une tendance qui consiste, sans forcément le dire de manière aussi brutale, à prendre les premiers chrétiens pour des menteurs, ou, au minimum, des falsificateurs. 

Notamment, toutes les identifications traditionnelles (comme : auteur du quatrième Evangile = disciple que Jésus aimait) sont considérées comme douteuses. Bien sûr, c'est illogique, on ne voit pas pourquoi les identifications traditionnelles seraient forcément erronées.

En revanche, on comprend bien pourquoi les exégètes contemporains font cette hypothèse : si les Evangiles et les traditions sont à peu près vrais, il y a nettement moins besoin d'exégètes, tout a déjà été dit et beaucoup mieux que par nos modernes savants.

L'exégèse dominante évolue en forme « oui mais non ». On admet quand même qu'il ait pu y avoir des écrits précoces mais on fixe toujours la rédaction des Evangiles à une date tardive. C'est évidemment une feinte de balayeur pas très reluisante. 

Je crois que le fond du problème, c'est que, nous, modernes, croyons qu'il y a toujours quelque chose à découvrir, une vérité cachée. Mais ils se peut, dans le cas des Evangiles, que non, que, en gros, la tradition soit véridique.

L'enjeu religieux

Bien sûr, cette querelle exégétique a un enjeu religieux : plus on repousse l'écriture des Evangiles par rapport à la prédication de Jésus, plus la pertinence de l'Eglise diminue. Plus on peut l'accuser de falsification. Et inversement. Si les Evangiles sont précoces, la probabilité qu'ils soient authentiques augmente.

Pas étonnant que l'hypothèse tardive soit populaire dans les pays protestants. Il est dommage que bien des exégètes catholiques ou orthodoxes soient tombés dans le panneau. 

Comme en toute chose, il est bon d'aller à l'essentiel : l'hypothèse tardive vient d'incroyants (même quand ils sont prêtres !) qui veulent justifier leur incroyance. Et si l'Eglise catholique (pas toute entière) adhère à cette thèse, c'est juste une preuve supplémentaire qu'elle a perdu la foi.

Ca nous ramène à l'actualité : Raoult, la chloroquine, tout ça ... Ce n'est pas parce qu'une hypothèse est la mieux argumentée (celle de Tresmontant ou de Raoult) qu'elle est admise par la majorité. Il y a des biais, des enjeux, des positions à défendre, des cours à ne pas démentir, des carrières à ne pas discréditer. 

Vous remarquerez que la démarche intellectuelle de rejet est la même : l'érudition pointue, l'expertise, annihilent le bons sens, le recul, la mise en perspective. 








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