Churchill l'insupportable
Les reproches que Charmley fait à Churchill sont tout à fait classiques, ce sont ceux qu'on lui faisait de son vivant, et pas que ses ennemis : brouillon, pas fiable, manquant de discernement.
Brouillon : Churchill avait ce défaut fréquent des autodidactes (ce qu'il était largement), il manquait de structure. Ca partait de tous les sens.
Pas fiable : Churchill n'a été fidèle qu'à deux choses, à lui-même et à son épouse. Il a changé deux fois de parti et il a très souvent changé d'avis.
Manque de discernement : c'est le reproche le plus grave pour un chef. Egocentrique à un niveau olympique, il n'écoutait pas la contradiction et, surtout, il n'écoutait pas les signaux de la réalité. Sa spécialité était de foncer droit dans le mur jusqu'au choc, puis d'utiliser sa formidable énergie pour limiter des dégâts qui auraient pu être complètement évités s'il avait écouté. Il se lançait fréquemment dans des discours grandiloquents et dans des idées grandioses manquant de réalisme.
Churchill était totalement dépourvu de bon sens. Mais c'est aussi ce qui lui permettait d'imaginer des choses que de plus raisonnables s'interdisaient d'envisager.
C'est Roosevelt qui a le mieux résumé le fonctionnement de Churchill : « Winston a 100 idées par jour. Malheureusement, il n'y en a que 3 bonnes et il ne sait pas lesquelles ». Et c'était bien le problème : il arrivait que Churchill ait des conceptions intelligentes et qui voyaient plus loin que ses collègues, mais noyées au milieu d'un tissu de fantaisies.
Bonar Law, un des chefs du parti conservateur, était de ces hommes imperméable au charme de Churchill : « Winston est dangereux, car son énergie est égale à son manque de jugement ». Ce qui donnait des sorties pittoresques en conseil des ministres : « Maintenant que nous avons écouté les absurdités de Winston, reprenons les choses sérieuses » ou « Mr Churchill, si vous pensez que le gouvernement dont vous faites partie se trompe gravement, vous avez une solution à votre main : démissionnez ».
C'était infernal de travailler avec Churchill, de nombreux témoignages dans ce sens. Ses subordonnés font un gros travail de filtrage, pas toujours judicieux d'ailleurs.
Mais ses défauts l'ont bien servi pendant sa traversée du désert des années 30. Quelqu'un de plus ordinaire ne se serait pas obstiné dans l'anti-hitlérisme.
Les Dardanelles ou l'art churchillien de la guerre
Dans la catastrophe des Dardanelles (prendre le détroit pour venir au secours des Russes et faire sortir la Turquie de la guerre), tout le pire de Churchill y est : plan grandiose mais irréaliste, vœux pieux, mépris de l'ennemi, des détails pratiques et des solutions de repli, passage en force, exagération des bénéfices et négations des risques. Le plus grave pour un chef est l'irréalisme, Churchill nageait dedans.
Balfour souleva tout de suite l'objection fondamentale à l'idée que l'opération pourrait avoir un impact stratégique sur l'Allemagne : « Les Allemands ne viennent au secours de leurs alliés que lorsqu'ils sont directement menacés, ça ne sera pas le cas. Cette opération ne rapportera rien ». Et ça, c'était en cas de succès.
Alors pourquoi est-ce passé ? Parce que, dans un cabinet désorienté par l'évolution désastreuse de la guerre, Churchill était le seul à proposer quelque chose, même si c'était totalement idiot.
Le résultat : une défaite et 250 000 pertes (morts, blessés malades, prisonniers) alliées (je sais que les chiffres de la première guerre mondiale sont vite énormes, mais tout de même).
Les conservateurs mirent une condition à leur participation à un gouvernement de coalition, l'éjection de Churchill. Il retourna au front où il prouva une fois de plus que le courage physique faisait partie de ses qualités.
En 1917, il redevint ministre, des armements, mais dans un statut très affaibli. Il n'était plus le petit jeune qui montait mais l'homme qui avait des casseroles. C'est pour ça qu'il fut nommé : sans appuis, il dépendait entièrement du premier ministre Lloyd George (l'homme qui a un jour reçu un journaliste dans son lit, encadré de ses deux maitresses. Bon, en France, Thiers, avait aussi deux maitresses, la mère et la fille. Quand je vous dis que nous vivons une époque triste ...).
L'obsession hitlérienne de Churchill
Cependant, la mort de sa fille Marigold et divers échecs politiques ont fait mûrir Churchill dans les années 20.
La thèse politique de Charmley a le mérite de la clarté : dans sa lutte à outrance contre Hitler, Churchill, poussé par son exaltation égocentrique, a fait une erreur grossière de calcul, a ruiné la Grande-Bretagne, détruit l'empire et donné le pouvoir aux Américains. Il aurait bien mieux fait de conclure la paix avec Hitler en 1940 et de laisser les Russes et les Allemands s'entretuer, ce qui était exactement la politique voulue par tonton Adolf. Bref, Charmley est un halifaxien.
Le problème de cette thèse, aujourd'hui comme à l'époque, est qu'elle fait l'impasse sur les particularités du nazisme. Significativement, Charmley n'en parle pas. Il traite le nazisme comme une tyrannie ordinaire, soumise au froid calcul de la realpolitik.
Or, tous les penseurs du totalitarisme nous ont montré que le totalitarisme est comme un vélo : il ne s'arrête jamais, sinon il tombe (ce qui le distingue de la tyrannie ordinaire : Pinochet et Franco n'ont jamais eu l'ambition de conquérir le monde). Ceci invalide au passage la thèse à la mode que la guerre froide est une pure création des Américains : si les Soviétiques avaient pu, ils auraient conquis le monde.
1942, année de la liquidation de l'empire britannique
1941 est l'année où Churchill rampa devant l'URSS et les USA. Il était cohérent avec son obsession hitlérienne, mais Staline et Roosevelt n'avaient pas de telles obsessions, ils avaient des objectifs d'après-guerre. Et en 1942 et 1943, ça ne s'est pas arrangé.
Il ne faut jamais oublier, malgré Hollywood, que les Etats-Unis ne sont entrés dans la deuxième guerre mondiale que 2 ans 4 mois et 6 jours après son début, et même pas de leur propre initiative. Une thèse infondée (le complotisme ne date pas de 2023) prétend que Roosevelt a laissé faire l'attaque de Pearl Harbor pour entrainer son pays dans la guerre. C'est faux mais ça aurait été plutôt à son honneur.
Toujours est-il que l'Amérique est entrée en guerre à la date idéale pour tirer les marrons du feu.
Les ministres britanniques avaient bien conscience de se faire avoir et manifestaient un certain anti-américanisme, mais Churchill ne voulait rien entendre, son Cabinet était dysfonctionnel, peuplé de yes men.
L'exercice solitaire du pouvoir churchillien eut des conséquences dramatiques : le jugement de Churchill était toujours aussi pauvre. Son obsession (il allait d'obsession en obsession) du moyen-orient l'amena à dégarnir l'Asie contre l'avis des militaires. Il est directement responsable de la chute de Singapour (lui et le général sur place, totalement inepte), qui mit la Grande-Bretagne sous la dépendance américaine, en coupant les approvisionnements orientaux, et signa la fin de l'empire.
Charmley reproche aussi à Churchill d'avoir trop cédé à Staline. On ne peut lui donner tort.
Mais personne n'était de taille à prendre la place de Churchill, parce que personne n'en avait l'énergie.
La faute de Charmley
Charmley répète plusieurs fois le proverbe « Il arrive que les idiots (sous-entendu, comme Churchill) soient de meilleurs prophètes que les raisonnables ». C'est bien le nœud de l'affaire. Charmley commet une faute parce que, visiblement il a compris où le problème de sa thèse et il persiste dans l'erreur malgré tout.
L'avenir n'est pas toujours calculable, en fait il ne l'est presque jamais, et la raison des raisonnables est fautive, toujours à côté de la plaque. C'est pourquoi les modérés, les centristes, les raisonnables, sont à l'aise dans le fascisme : le monde, réduit à un paramètre obsédant (les juifs, le virus, les Russes ...), devient enfin (faussement) calculable. C'est aussi la thèse (entre autres) d'Abel Bonnard dans Les modérés.
On remarquera que Charmley est catholique. Il y a deux sortes de catholiques : ceux qui aiment de Gaulle parce qu'il se prend pour Jeanne d'Arc et ceux qui le détestent à cause de cela (on peut facilement transposer à Churchill). Charmley appartient à la seconde catégorie, celle qui se trompe et que je méprise.
Et pourtant, le livre de Charmley, fondamentalement erroné, a un mérite : il montre (pour l'accuser) à quel point Churchill était seul en 1940 et tenait le destin du monde sur ses épaules.
Les autres faisaient-ils mieux ?
Ce n'est pas par chauvinisme (ou alors juste un petit peu), mais je pense que de Gaulle dans la situation difficile qui était la sienne, a fait moins de fautes de jugement (Dakar 1940, à part ça ...). Roosevelt : c'est plus facile de prendre les bonnes décisions quand on est en position dominante, il y a plus de moyens, plus d'options et moins de risques.
La faute de Churchill
La grande faute de Churchill est la campagne de bombardement délibéré des civils, conseillé par le maléfique « Prof » Lindemann (le premier cercle de Churchill était d'assez mauvais conseil, Clementine ne l'aimait guère). Contrairement à mes manichéens contemporains, j'en comprends les raisons, qui ne sont pas toutes à rejeter (voir mes explications dans les billets The fall of Forteresses et Dresden), mais, quand tout est dit, cela reste une grave faute morale.
L'intérêt contemporain de ce livre
En ce moment où on traite de « collabos » et de « munichois » à tout bout de champ ceux (dont je suis) qui pensent et disent que la guerre d'Ukraine est un événement local qui ne met pas en jeu les intérêts de la France, Charmley montre que les accords de Munich étaient la moins mauvaise solution dans une situation fort mal engagée (je ne dis pas la même chose de la Collaboration).
Churchill a fait à ce moment là de beaux discours, mais il était trop tard pour une autre politique que celle choisie par Chamberlain. Sauf, dada churchillien, une alliance avec les Soviétiques, à laquelle Staline n'était pas prêt (mais on n'a pas essayé très fort).
La politique internationale, c'est un peu plus compliqué que les bons et les méchants à BFM.
Dominion (CJ Sansom)
La réponse à Charmley, c'est l'uchronie Dominion. L'auteur imagine qu'Halifax est devenu Premier Ministre le 10 mai 1940 et a appliqué la politique de Charmley.
La puissance et l'empire britanniques disparaissent aussi, parce que l'Allemagne nazie n'est pas une puissance amicale. C'est très vraisemblable.
Bref, les critiques de Charmley se réduisent à pas grand'chose. C'est un portrait à charge, mais pas totalement idiot.
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RépondreSupprimerIl est dommage que vous mettiez au tableau sombre de Churchill le bombardement stratégique des villes nazies qui n'a pas fait forcément fait gagner la guerre, mais a eu au moins le mérite d'éviter les théories du "coup de poignard dans le dos" et qui a été une action féministe pour permettre une meilleure participation des femmes dans les efforts de guerre nazi.
RépondreSupprimerMais que vous passez complètement sous silence à son bilan les millions de morts de faim bengalis, privé d'un riz réservé aux "races martiales"
https://fr.wikipedia.org/wiki/Famine_du_Bengale_de_1943
'et qui a été une action féministe pour permettre une meilleure participation des femmes dans les efforts de guerre nazi.'
SupprimerQuel est l'intérêt ?
Oui, vous avez raison d'ajouter la famine bengali.
SupprimerRectification après renseignement : Churchill n'est pour rien dans la famine bengali.
SupprimerPlus l' histoire est proche, plus on a des informations pécises et plus il est difficile de porter un jugement sur les grands hommes. Plus facile d' analyser Pericles ou Charlemagne que Churchill ou De Gaulle
RépondreSupprimerA vrai dire, depuis la fin de la guerre froide je deviens de plus en plus anti anglo américain. Leur hypocrisie m' est insupportable, la guerre en Irak a été le comble. Bef, il y a 20 ans j' aurais dit, Churchill quel grand homme..........maintenant je suis beaucoup moins admiratif.