dimanche, mai 11, 2014

Modérément moderne (R. Brague)

Rémi Brague est toujours passionnant. Je vais essayer de vous synthétiser cet ouvrage, mais je vous conseille de le lire (puisque j'ai mis une photo de la couverture, je vous signale que le bandeau est fort mal choisi : il n'a pas de rapport avec le propos du livre).

Ce billet est plus long que d'habitude, mais je pense que le sujet en vaut la peine, comme Antifragile.

La modernité est un parasite de l'énergie intellectuelle et spirituelle accumulée au Moyen-Âge. Comme tout parasite, elle ne crée rien mais tue son hôte.

Un exemple pour vous faire comprendre. L'art contemporain ne crée rien, il vit en se moquant de ce qui a été créé avant lui et, se faisant, il détruit l'art.

Et ainsi du reste. La solidarité n'est qu'une perversion de la charité chrétienne, l'Europe une perversion de la chrétienté.

Un ami parle à Brague d'un président de la république qu'il a connu : «C'est un salaud : il ne croit en rien». Il ajoute, pensant atténuer son jugement, «Il croit en l'Europe». Rémi Brague se demande si cela atténue vraiment le jugement, si croire en une Europe anhistorique et déculturée n'est pas au contraire la forme ultime du nihilisme politique.

Nous sommes sur une pyramide d'idéaux :

         Bien Mal
    Vrai          Faux
Etre                 Néant

Le couple Bien/Mal structurait la question sociale au XIXème siècle.

Le couple Vrai/Faux est au coeur de la question totalitaire : le marxisme ou l'antisémitisme ont-ils raison ? Le XXème siècle est par excellence le règne du mensonge sous sa forme la plus violente.

Le XXIème siècle se pose la question de l'Etre et du Néant. Pendant longtemps, la question a été «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?». Aujourd'hui la question est «A quoi bon ? Pourquoi devrait-il y avoir quelque chose plutôt que rien ?».

Le nihilisme qui en découle, nommé avec une grande justesse culture de mort par Jean-Paul II, est omniprésent en occident. Il conditionne le présentisme : si la vie n'est pas intrinsinquèment bonne, si l'être ne vaut pas mieux que le néant, inutile de donner la vie et de se préoccuper de l'avenir. Si nous ne sommes pas un maillon dans la bonne chaine de la vie, inutile de nous préoccuper du passé et de transmettre l'héritage. Seul compte l'instant présent.

De manière très intéressante, Brague lie l'émergence de l'adjectif «sociétal» à cette question de l'Etre et du Néant comme «social» était lié au Bien et au Mal.

Cette question est au coeur du problème de la dénaturation du mariage : qu'est-ce qu'être un homme ? Une femme ? Un père ? Une mère ? Un fils ? Une fille ?

Cette question de l'Etre et du Néant a des traductions très concrètes. Le suicide collectif par la dénatalité, par exemple. Mes vieux lecteurs savent qu'il s'agit d'un de mes thèmes récurrents : peu importent du point de vue de la natalité les lubies anthropologiques, les mariages à 3, à 12, la GPA, la PMA: le moderne est psychologiquement stérile. On n'imagine pas des familles bobos à cinq ou six enfants comme les cathos, les juifs et les musulmans pratiquants, ça gêne les vacances éco-responsables à Bali.

Pour Brague, l'institution qui prend le parti de l'Etre contre le Néant, c'est l'Eglise. A mes yeux, il s'agit d'une évidence.

Au profit de ceux pour qui cette évidence serait moins aveuglante, quelques mots. Le coeur de l'Eglise, c'est l'Etre par excellence : le Dieu qui s'est incarné et qui a dit «Je suis le chemin, la vérité et la vie». L'Eglise est héritière comme aucune autre institution (1), puisqu'en occident, il ne reste que cette institution ayant un héritage séculaire. L'Eglise se projette dans le futur, car elle espère le Jugement et, dans cette attente, transmet sa Foi.

C'est pourquoi elle est attaquée par les modernes avec tant d'acharnement. Bien sûr, il y a dans tous les camps des imbéciles qui ne comprennent rien (il y a même des catholiques de gauche !), mais, dans l'ensemble, les antagonismes sont clairs.

Bergson soutenait que la démocratie n'était pas possible sans la notion chrétienne de dignité humaine (la Grèce antique n'était pas démocratique au sens universaliste où nous l'entendons). On voit d'ailleurs dans nos contrées que la régression du christianisme depuis cinquante ans s'accompagne d'une régression diffuse de la démocratie. Simple coïncidence ? Brague affine cette analyse : la démocratie est possible sans culture chrétienne mais seulement au présent, elle est incapable de se projeter dans le futur, de se sentir un quelconque devoir envers le futur, par manque de profondeur.

Si vous avez déjà essayé de gratter le vernis des «valeurs républicaines», vous comprenez : ce sont des mots creux, qui ne recouvrent rien de profond.

Le relativisme de notre époque conduit au totalitarisme. En effet, s'il n'y a plus que des vérités partielles, relatives, les idées qui permettent à la société de se constituer un fond commun ne s'imposent pas parce qu'elles sont vraies, parce qu'elles convainquent tout le monde, parce qu'elles sont partagées. Elles s'imposent parce qu'elles ont la force de la coercition étatique et sociale derrière elles. La vérité imposée par la force physique  et non par des arguments, cela s'appelle un mensonge, consubstantiel au totalitarisme comme nous l'expliquaient si bien Orwell et Soljenitsyne. C'est pourquoi notre société est très violente avec ceux qui «pensent mal» : amendes, prison, et, surtout, ostracisme, au sens brutal du mot, demandez à Richard Millet et à Robert Redeker. Vous trouvez là l'explication de mes vieux thèmes : le règne du mensonge et le totalitarisme mou (pas si mou, à l'occasion).

Pour expliquer le relativisme, Brague recourt à une distinction augustinienne. Il y a la lumière qui éclaire les choses et la lumière qui accuse, au sens d'accuser les ombres et les traits. Si la Vérité existe, toute culture me concerne : le Cid et Iago sont humains, ils disent quelque chose de moi en tant qu'humain. S'il y a des vérités universelles, je me les prends en pleine poire. Noblesse oblige, mais aussi, Vérité oblige. Au contraire, «à chacun  sa vérité» est très confortable, n'oblige et n'engage à rien. Brague soupçonne les relativistes d'être des lâches et de fuir la lumière qui accuse. Ce n'est pas contradictoire avec mon idée que les relativistes nihilistes sont des adolescents attardés frappés du syndrome de toute-puissance.

Brague est favorable à la reconstitution d'une forme de noblesse, car la noblesse avait le souci de transmettre son nom et son héritage. Il explique d'ailleurs comme cela le succès des royautés.

Brague revient ensuite sur la question qui court le long de son livre : «dans une société sans Dieu, qui prend en charge l'avenir ?». Il rappelle, comme Péguy, que l'héritage et les morts sont extrêmement fragiles : il suffit qu'une génération cesse de transmettre pour que le lien avec le passé soit rompu.

C'est évident pour notre génération. Les enculés post-soixante-huitards ont choisi délibérément de ne plus transmettre, sous prétexte que c'était de la «culture bourgeoise», faisant de l'école la désormais célèbre fabrique du crétin. Ils ont tué Montaigne, Villon, Chateaubriand, Stendhal dans la mémoire collective tout simplement en cessant de les enseigner et en ont privé leurs descendants. C'est un crime contre l'esprit.

Encore plus fondamentalement, Brague rappelle que l'humanité est très fragile. Elle dure depuis des millénaires, mais il lui suffit de cinquante ans pour disparaître. C'est à peu près l'âge de la ménopause. Si toutes les femmes arrêtent de procréer, au bout de cinquante ans, il n'y a plus une femme en âge d'avoir des enfants. Ce n'est pas un fantasme : rappelons que c'est l'une des causes de la disparition des indigènes sud-américains suite à l'invasion espagnole. A cause du choc psychologique, les Indiens ont moins couché avec leur femme, moins fait d'enfants. Ca et les épidémies.

La dénatalité actuelle est assez bien expliquée par le recul de l'âge du premier enfant. Certains démographes ont calculé qu'au rythme présent, il n'y aurait plus d'humanité dans 400 à 500 ans.

Or, la démocratie totale, c'est-à-dire politique et sociale, a tendance à ne prendre en compte, au mieux, que le moyen terme, en gros le temps jusqu'à deux mandats, environ dix ans. Les générations futures et les générations passées ne votent pas. C'est comme cela que l'école des choix publics explique le penchant pour la dette publique : autant faire payer les jouissances d'aujourd'hui par ceux qui n'existent pas encore et, par conséquent, ne votent pas.

Brague rappelle l'idée de Chesterton que la vraie démocratie totale, c'est la tradition. Comme le dit Chesterton avec son humour habituel, il n'y a pas de raison que mon grand-père n'ait pas le droit de vote, sous le prétexte futile qu'il est mort. Or, le droit de vote de mon grand-père mort, c'est la tradition qu'il m'a léguée.

Ca vaut le coup de citer Chesterton : «[La tradition] est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à l'oligarchie étroite et arrogante de ceux qui ne font rien de plus que se trouver en vie. [...] La tradition proteste contre le fait que les gens soient disqualifiés par un accident, leur mort. La démocratie nous demande de ne pas négliger l'opinion de quelqu'un de bien même si c'est notre valet ; la tradition nous demande de ne pas négliger l'opinion de quelqu'un de bien, même si c'est notre père. En tout cas, je n'arrive pas à séparer les deux idées de démocratie et de tradition : il me semble évident qu'il s'agit d'une seule et même idée.»

Aujourd'hui, le je-m'en-foutisme est particulièrement flagrant dans le surendettement des Etats pour des besoins de consommation immédiate : il prive les générations futures de marges de manoeuvre et tout le monde s'en fout. Je ne sais plus qui a écrit, en préface d'une histoire financière de la France, qu'on lit dans les comptes d'une nation sa morale et ses valeurs. Dans les comptes de la France depuis quarante ans, on lit l'hédonisme le plus égoïste.

Brague, par un de ses jeux de mots qu'il affectionne, retourne la citation de Valéry : oui, la civilisation occidentale moderne est mortelle, mais au sens de porteuse de mort. Survivront ceux qui lui résistent : les catholiques intégristes, les islamistes radicaux, les juifs orthodoxes ...

Il faut quand même remarquer que la civilisation occidentale est coupable de nombreux crimes parce qu'elle en avait plus les moyens, pas parce qu'elle est plus méchante que les autres. Vous mettez une méchante souris et un gentil éléphant dans un magasin de porcelaine, c'est le gentil éléphant qui fera le plus de dégâts.

Pour conclure, il essaie tout de même de tracer des perspectives positives, de trouver ce qui, dans la culture occidentale, permettrait d'éviter la mort qui se profile à l'horizon. De même que la spécialité de l'Eglise, c'est la résurrection, la spécialité de l'Occident, c'est la renaissance : aller chercher dans le passé des éléments pour bousculer le présent.

Il trace un projet éducatif mais, sachant le potentiel totalitaire de tout projet éducatif, il insiste sur le fait que le seul projet éducatif qui vaille est libéral, comme l'envisageait l'Antiquité. Mais Brague se demande si c'est encore possible, car il faut pour cela une certaine conception de l'homme, celle qui fait de lui un être voué à la liberté.

Son programme : les langues «mortes» (2), les arts, la théologie, à cause de leur «inutilité».

Brague dit tout le mal qu'il pense des partisans de la table rase. Il se moque des bobos qui font de la «morale traditionnelle» l'abomination de la désolation mais qui sont prêts à payer plus cher une baguette «tradition» : ils retiennent de la tradition ce qui leur procure des plaisirs, pas ce qui les oblige. Un peu facile, non ?

Mais Brague met en garde contre une survalorisation de la tradition, même s'il retient ce mérite du passé : c'est grâce à lui que nous sommes là. Tandis que nous, au présent, nous ne sommes même pas sûrs de poser les bases d'un futur vivable.

Enfin, sa conclusion insiste sur le fait que l'avenir se prépare dans le présent : si nous ne décidons pas d'avoir des enfants aujourd'hui, il sera trop tard, si nous ne décidons pas de les éduquer aujourd'hui, il sera trop tard. Respecter le passé et préparer l'avenir ne sont pas des choses qui se font naturellement, elles passent par des décisions conscientes et des actions volontaires.

Ma conclusion : à lire. Ce livre m'apparaît comme une théorisation de Philippe Muray et de sa «fin de l'histoire». Malgré l'espoir que tente d'insuffler Brague, je crains qu'il ne soit déjà trop tard.

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(1) : il y a aussi l'armée qui est ancrée dans le passé par de longues traditions et qui regarde vers le futur à causes des menaces qu'elle doit anticiper. Mais l'armée a beaucoup sacrifié au présentisme et je pense que la féminisation est, de ce point de vue, une catastrophe psychologique.Les femmes sont incapables de la part de poésie (oui, oui) que suppose le sacrifice militaire. L'expression n'a peut-être jamais été aussi bien adaptée : on lui a coupé les couilles.

Bien sûr, il ne s'agit pas là d'une mise en cause individuelle, inutile de me faire la liste des femmes héroïques, je ne suis pas con à ce point. Mais quand une institution masculine se féminise, elle change de nature. C'est peut-être une catastrophe pour l'éducation nationale et la justice, on peut en discuter. Mais il ne fait aucun doute que c'est une catastrophe  de long terme pour l'armée.

(2) : j'ai passé latin comme deuxième langue au bac. J'en garde un excellent souvenir. Le latin fait à la fois partie de notre culture tout en étant une langue étrangère, position singulière qui en fait l'intérêt. Le combat mené contre le latin par le système éducatif n'est nullement anecdotique : il relève d'un choix de déracinement et d'utilitarisme.

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