Typiquement gauchiste : les gauchistes sont tout à fait disposés à reconnaître leurs erreurs, pourvu que ce soit avec cinquante ans de retard et que ça ne porte plus à conséquence. Nul doute que dans quarante ans, ils nous expliqueront en quoi ils se sont trompés sur les 35h.
Ils tirent même gloire de leur repentance, comme d'un signe d'intelligence. C'est particulièrement irritant pour ceux qui n'ont pas eu «l'intelligence» de se tromper et qui ont été trainés dans la boue («tout anticommuniste est un chien») pour avoir fait immédiatement l'analyse correcte.
***************************
Le siècle de Sartre
Les éditions Grasset ont la bonne idée de publier les entretiens donnés par Jean-Paul Sartre à John Gerassi entre 1970 et 1974. Ces dizaines d'heures d'échanges constituent un document implacable sur le philosophe de Saint-Germain-des-Prés. Ces cinq cents pages se suffisent, en voici quelques pépites.
Sartre avoue ne s'être jamais senti coupable de rien durant toute sa vie ; il confesse avoir été dépressif avant-guerre et s'être fait suivre par des crabes auxquels il parlait dans la rue ; l'expérience de la mescaline puis une consommation d'amphétamines aggraveront les choses ; de façon récurrente, il insulte le général de Gaulle tour à tour "maquereau réac", "merde", "crétin pompeux", "monstre", "foutu salaud", "porc". L'insulte est régulière, Malraux est lui aussi un "porc" et ses travaux sont "de la merde". Il utilise cinq fois le mot "trahison"pour caractériser le remariage de sa mère avec un beau-père haï, honni, et..."gaulliste jusqu'au bout des ongles" ; avant ce funeste jour dans sa vie, le philosophe couchait dans la chambre de sa mère. Il parle de l'insincérité de Beauvoir dans ses Mémoires (on y voit en effet un Sartre "évadé" du stalag, alors qu'il a été libéré, peut-être par intervention de Drieu la Rochelle). Elle signale qu'il n'a écrit qu'une fois en juin 1941 dans Comoedia, une revue collaborationniste, avant de comprendre son erreur, alors qu'il y publie un hommage funèbre à Giraudoux ("antisémite et défenseur de Hitler en 1939" - lire Pleins pouvoirs) le 5 février 1944, etc. Sur sa compagne nécessaire, il ajoute que son livre hagiographique de la Chine maoïste, La Longue Marche, a surtout été écrit en bibliothèque, plus à partir de livres et d'articles que de constats effectués sur place...
Politiquement : Sartre avoue n'avoir pas compris le nazisme en 1933, alors qu'il vivait en Allemagne ; il dit n'avoir pas voté en 1936 et regardé les défilés du Front populaire avec indifférence ; il signale qu'il a défendu l'intervention en Espagne, pourvu qu'on ne lui demande pas d'y participer concrètement ; il a justifié le pacte germano-soviétique ; il a été apolitique au stalag, précise qu'il n'a causé aucun désordre dans le camp, mais qu'il faisait de cette docilité... une "forme d'engagement" ; il dit qu'en 1947 il n'est toujours pas politisé. Il compagnonne ensuite avec les violences révolutionnaires du siècle : il soutient l'URSS, les pays de l'Est, la Chine de Mao, il minimise les victimes de la Révolution culturelle et doute qu'elle ait pu en entraîner ; il publie dix-huit articles favorables à Castro ; il réitère la légende d'une rupture avec le PCF après Prague, mais regrette que le Parti communiste français n'ait pas pris le pouvoir en mai 68 ; il prétend qu'en mai de Gaulle a demandé à Massu de prendre le pouvoir ; il écrit sur Daniel Cohn-Bendit : "Il était loin d'être brillant. Je ne l'aimais pas tellement" ; et sur Raymond Aron : "De toute évidence, il est totalement, complètement, systématiquement de deuxième ordre, fondamentalement c'est un con et un imbécile." Il célèbre l'illégalisme révolutionnaire et fait l'éloge du "bain de sang" pour des raisons politiques ; à propos de Cuba, il extrapole une théorie générale du gouvernement par la terreur : "Pour réussir, une révolution doit aller jusqu'au bout. Pas question de s'arrêter à mi-chemin. La droite utilisera toujours la terreur pour lui barrer la route, donc la révolution doit recourir à la terreur pour l'arrêter." Il légitime et justifie l'usage de la peine de mort pour des raisons politiques ; il soutient les attentats terroristes des Palestiniens en 1972 : "Les Palestiniens n'ont pas d'autre choix, faute d'armes, de défenseurs, que le recours au terrorisme. (...) L'acte de terreur commis à Munich, ai-je dit, se justifiait à deux niveaux : d'abord, parce que tous les athlètes israéliens aux Jeux olympiques étaient des soldats, et ensuite, parce qu'il s'agissait d'une action destinée à un échange de prisonniers."
Il défend la "bande à Baader" : "D'un point de vue moral et révolutionnaire, les enlèvements et les meurtres d'industriels allemands commis par le groupe sont absolument justifiés", et ceci : "Le groupe Baader-Meinhof se conduisait tout à fait bien. Ils n'ont jamais tué un seul innocent. Ils traquaient les porcs vicieux à l'intérieur de leur société, et les colonels américains qui rampaient devant eux" ; il fait de Claude Lanzmann "un bon bourgeois" qui "chante les louanges d'Israël"sans voir "ce qui arrive aux pauvres Palestiniens, chassés de leur terre, leurs maisons saisies sans indemnisation, leurs enfants chassés des écoles, harcelés du matin jusqu'au soir, battus par des étrangers armés jusqu'aux dents. Lanzmann voit les Israéliens comme des victimes de l'Holocauste. Et pour lui quiconque critique la politique israélienne est antisémite. Point". Il légitime le "revanchisme"comme fondement de la justice populaire : "L'idée de vengeance est une idée morale." Il défend Kim-Il-Sung, le dictateur nord-coréen ; il affirme que ne pas écrire contre la répression de la Commune, c'était se faire le complice des Versaillais puis, parlant de Goncourt et Flaubert, qu'"on aurait dû les abattre" - sans préciser qu'il n'écrivit pas contre l'occupation allemande et qu'on n'a pas intérêt à relire aujourd'hui Paris sous l'Occupation ("Situations", III), un texte de 1945 qui manifeste plus d'empathie pour les officiers allemands, tellement aimables qu'ils"offraient, dans le métro, leur place aux vieilles femmes, ils s'attendrissaient volontiers sur les enfants et leur caressaient la joue", que pour les aviateurs alliés qui mettaient la sécurité des civils en question. Le philosophe trouve qu'en entretenant leurs locomotives pour qu'elles soient en état de marche, d'une certaine manière, les cheminots collaboraient : "Le zèle qu'ils mettaient à défendre notre matériel servait la cause allemande"...
La conclusion de Gerassi à ce livre d'entretiens est la suivante : "Sartre n'est pas seulement le plus grand moraliste de ce siècle. C'est également son plus grand prophète." Sans commentaire...
Article paru dans l'édition du 05.06.11
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire