Le 22 aout 1914 est la journée la plus meurtrière (de très loin : autant de morts en une journée que pendant huit ans de guerre d'Algérie) de l'histoire militaire française : 27 000 morts. Jean-Michel Steg, financier (1) devenu historien, qu'on entend quelquefois à BFM, se demande pourquoi.
Ci-dessous, un graphique des morts français par mois :
La réponse est intéressante.
Après guerre, on a incriminé la doctrine de «l'offensive à outrance», doctrine dont les promoteurs avaient eu le bon goût de se faire tuer au combat. Cette explication évitait les mises en cause plus dérangeantes de personnes encore vivantes.
Mais elle était en grande partie fausse.
En effet, les batailles d'aout 14 furent essentiellement des batailles de rencontre, les Allemands progressant vers l'ouest et les Français vers l'est, où la doctrine joua un rôle minime. De plus, l'armement, à part l'artillerie, était équivalent.
En revanche, la supériorité allemande dans trois domaines, entrainement et formation, qualité des officiers subalternes et des sous-officiers, souplesse du commandement, garantissait, presque à coup sûr, que la réaction allemande à une rencontre inopinée serait plus rapide et plus adaptée.
Le combat de Rossignol est exemplaire à ce titre : les Français s'engagèrent sans reconnaissance sérieuse dans la forêt ardennaise. Les Allemands, eux, ont fait des reconnaissances (les Français interprétèrent le demi-tour de la cavalerie allemande allant prévenir ses supérieurs comme une fuite), ont vu arriver les Français, se sont retranchés et ont installé leur artillerie.
La suite funeste, vous la devinez : les Français furent taillés en pièces. Ce fut abominable.
De plus, les Français, habitués à attendre des ordres qui, hélas, ne venaient pas (le commandement ne comprenant pas ce qui se passait, faute de liaisons suffisantes), sont restés exposés au feu toute la journée, sans prendre d'initiative, avec un courage insensé, mais totalement inutile.
Coté français, le bilan de ce seul combat est apocalyptique : 12 000 tués sur 20 000 engagés.
Joffre avait, paraît-il, son plan dans sa tête et n'avait rien préparé, ni avec son état-major ni avec ses généraux d'armée. Comme disait Lanrezac, c'est très napoléonien, encore faut-il être Napoléon.
Il exigeait l'obéissance absolue de ces généraux d'armée tout en donnant des ordres flous et sans explication. Cela ne pouvait pas fonctionner. Il eut l'habileté politique de faire porter toutes les fautes sur ses subordonnés. Mais un commandant en chef n'est-il pas aussi responsable d'être si mal secondé (si tant est qu'il fût réellement mal secondé) ?
La lâcheté des politiciens s'en est mêlée. Les insuffisances de Joffre étaient parfaitement claires aux yeux de beaucoup. Adolphe Messimy, ministre qui nomma Joffre, ayant subi, en tant qu'officier de réserve, les conséquences funestes de la méthode joffriste (ou de son absence) regretta toute sa vie cette nomination. Notons qu'il est rare qu'un ministre subisse, et au front, les conséquences de ses décisions.
Cependant, on doit reconnaître qu'au moment critique, Joffre sut garder son sang-froid (un sang-froid proche de l'apathie et de l'inconscience, mais peu importe, seul le résultat compte).
Il faut aussi prendre en compte une donnée numérique. La mobilisation générale a été très efficace, tant en France qu'en Allemagne. Trois semaines après le début du conflit, ce sont des millions d'hommes qui marchent les uns vers les autres pour s'entretuer.
Fin août, tout le front s'embrase, ce qui ne se reproduira plus par la suite, le front se divisant en secteurs calmes et secteurs actifs. On estime que le 22 aout 1914 environ 600 000 Français sont exposés au feu ennemi. Les pertes sont donc d'environ 5%, c'est beaucoup mais cela relativise tout de même.
Il n'en demeure pas moins que jusqu'à l'été 1918, l'armée française est restée inférieure à l'armée allemande, les pertes de la première étant systématiquement supérieures ou égales à celles de la seconde.
Pourquoi ?
Un sentiment de supériorité mal placé empêche de tirer les leçons des conflits lointains (c'est bien beau la guerre russo-japonaise de 1905 mais comment les leçons d'un affrontement entre des jaunes et des moujiks pourraient-elles s'appliquer à des nations aussi raffinées que la France et l'Allemagne ?). Le goût français pour les théories creuses et les mauvaises habitudes des guerres coloniales ont fait le reste.
En 1914, la France a fait la guerre avec les armes du XXème siècle et les idées du XIXème. Les idées d'avant la mitrailleuse et le canon à longue portée. Les idées en vogue en 1914 chez les militaires français n'auraient pas été idiotes un siècle plus tôt, mais voilà : cent ans s'étaient écoulés depuis Napoléon.
Même après l'automne 1914, les Français furent beaucoup plus lents que les Allemands à s'adapter à la nouvelle forme de guerre. Pourquoi ?
Joffre aurait du être limogé au plus tard au printemps 1915, après l'échec du «grignotage». Son maintien jusqu'à fin 1916 a empêché les remises en cause salvatrices. De plus, ce n'est pas avant la mi-1915, et après avoir beaucoup insisté, que le pouvoir politique découvre, épouvanté, l'état des pertes.
Les politiciens français ont abdiqué devant les militaires, comme dans tous les pays, ce qui se comprend : comment s'opposer à des généraux qui commandent des millions d'hommes en armes et en guerre ?
Enfin, pourquoi ces journées terribles sont-elles oubliées, ou presque ?
Une raison circonstancielle : les témoins sont peu nombreux, ils ont souvent été tués dans la suite de la guerre.
Une raison plus profonde : s'interroger sur aout 14 conduit à faire une comparaison avec les pertes allemandes puisque les armées étaient dans des situations symétriques et à se poser une question douloureuse : que veut signifie «gagner la guerre» quand on a des pertes bien plus élevées que le supposé vaincu ?
Autrement dit, analyser aout 14 conduit très directement à la question : la France a-t-elle vraiment gagné la guerre ? Quand on a 1,4 million de morts et 4 millions de blessés qui vous regardent, ça pèse.
Un dernier mot : quiconque a visité un de ces cimetières de guerre est saisi d'une intense émotion à la pensée de cette jeunesse fauchée. Aux Eparges, j'ai passé un moment à chercher la tombe de Robert Porchon, le copain de Genevoix. C'est bien le moins.
**************
(1) : il reconnaît modestement que les financiers qui ont fait fortune dans les années 80-90 n'avaient pas un talent particulier mais ont eu la chance de se trouver au bon endroit au bon moment.
vendredi, août 01, 2014
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire