Eric Verhaeghe pose une question qui ne cesse de me turlupiner :
Et soudain, la démocratie libérale s’est dérobée sous nos pieds
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La démocratie libérale est-elle encore un système politique adapté à notre temps ? La semaine qui vient s’écouler vient de multiplier les indices qui laissent à penser le contraire. Peu à peu, la recherche de l’unité nationale et du consensus supplantent le désir d’un débat contradictoire et ouvert sur les orientations à suivre. Plusieurs signaux faibles ont montré la profondeur de cette tendance.
On sait depuis assez longtemps que la démocratie libérale ne se porte pas bien dans le monde, et plus encore en Europe, et tout spécialement en France où une pensée unique, affinitaire, pour ainsi dire tribale, pétrie de bienveillance et d’altruisme prétend supplanter la liberté de penser – comme si celle-ci était devenue obsolète, ou inutile face à l’océan de bonté dans lequel il nous est suggéré quotidiennement de nous baigner. Puisqu’il existe la tribu du Bien que nos gouvernements incarnent (ou qu’ils sont intimés de représenter publiquement), pourquoi maintenir des divergences d’expression, d’appréciations, d’avis ou même de simples opinions ? Remettons-en nous au gouvernement qui décide à notre place et contentons-nous seulement de traquer les méchants, les réactionnaires, les fachos, et autres fous qui n’admettent pas la loi d’une majorité aussi vertueuse et aussi aimante.
La disparition de la démocratie libérale à laquelle il nous est demandé d’acquiescer ne procède donc pas par coup d’État, comme on avait pu le voir en Amérique Latine dans les années 70. Elle ne procède pas par la violence. Elle s’instille seulement par la culpabilisation, à des degrés plus ou moins directs, de ceux qui auraient le mauvais goût de ne pas épouser les opinions dominantes dans la tribu du Bien et d’abdiquer tout esprit critique par rapport aux politiques officielles ou au mainstream des grands médias subventionnés.
En ce sens, elle annonce très probablement l’avénement d’un régime totalitaire d’un esprit nouveau, où, au nom de la protection des individus par le groupe, il s’agira de les déposséder plus ou moins rigoureusement de leur trop dangereuse liberté de pensée et de s’exprimer. Protéger et libérer, comme aime à le répéter Emmanuel Macron.
Cette inversion démocratique est une vieille tendance. Mais il est assez nouveau qu’elle s’exprime sous les oriflammes de la vertu. On ne demande plus de remplacer la liberté par l’autorité brutale d’un chef. On invite fortement les citoyens libres à renoncer à leur autonomie réelle pour se fondre dans la masse indistincte d’une bienveillance policée qui entend pourvoir à notre bonheur sans que nous ne soucions plus clairement d’en comprendre le sens ni les tenants et aboutissants.
On peut sans témérité excessive fixer symboliquement à 2005 l’année où la démocratie libérale a commencé à se dérober sous nos pieds au profit d’une tribu suprême unie autour de l’amour intemporel de la vertu. Cette année-là, le Président Chirac avait organisé un referendum emblématique sur un hypothétique traité européen dont les Français ne voulurent pas. Dès 2007, le traité de Lisbonne permit de neutraliser l’opposition des Français (et de quelques autres) à cette construction forcée, en injectant les dispositions de la Constitution européenne, rejetée par referendum, dans les textes fondateurs de l’Union sans consulter les peuples.
À l’époque, Valéry Giscard d’Estaing avait signé une tribune particulièrement limpide sur ce mécanisme de substitution. Il s’en félicitait en ces termes :
Le jour où des femmes et des hommes, animés de grandes ambitions pour l’Europe, décideront de s’en servir, ils pourront réveiller, sous la cendre qui le recouvre aujourd’hui, le rêve ardent de l’Europe unie.
On retrouve sous la plume de cet ancien président de la République, promoteur inlassable de l’Europe, le discours qui justifie ce coup de force contre la démocratie libérale: l’Europe unie, l’Europe garante de la paix, l’Europe, construction bonne par essence. Au nom du bien, il faut neutraliser les peuples obscurantistes. Pour protéger les démocraties libérales d’elles-mêmes, il faut les dissoudre dans un amour universel qui les dépasse et auquel l’État, ciment de la tribu, pourvoit à leur place.
Sous la plume de Giscard, on retrouve déjà tous les thèmes qui font florès depuis : l’union de l’Europe, les grandes ambitions seulement possibles par cette unité, la nécessité de diluer le destin français dans un grand tout continental porteur de paix, de lumière, d’amour. On n’entendra pas autre chose dans le concert de réprobations qui a suivi le Brexit.
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S'en suivent, dans l'article de Verhaeghe, cinq illustrations de ces propos prises dans l'actualité (il fait, entre autres, remarquer que la menace russe très hypothétique est contrée beaucoup plus fermement que la menace musulmane très réelle).
Notons d'abord que ce totalitarisme au nom de la protection, le totalitarisme maternant, est celui redouté par Tocqueville et anticipé par Huxley. Il n'a donc rien de nouveau dans la réflexion. En revanche, il est inédit dans la pratique.
La démocratie libérale reposait sur l'idée que, dans toute la mesure du possible, le citoyen est libre et responsable, qu'il est légitime à prendre des décisions pour lui-même (décision de fumer et de boire, par exemple) et que, dans les cas espérés les plus rares possible, il devait y avoir des décisions collectives contraignantes, celles-ci devaient être prises à l'aide de procédures démocratiques dont l'un des piliers était le débat contradictoire entre citoyens adultes.
De ces hypothèses de départ, il découlait que les décisions ainsi prises étaient légitimes et devaient être appliquées par les gouvernants. Ceux-ci étaient, dans l'esprit, de simples exécutants de la volonté populaire.
Tout cela est très théorique mais sous-tendait tout de même notre idéal politique.
Deux phénomènes viennent mettre à mort cette conception démocratique :
1) La sécession des élites.
En quelques décennies, on est passé du modèle hérité du moyen-âge du roi souffrant, au service de son peuple, figure christique, mythe dans lequel s'inscrivaient très bien l'appel au secours de Louis XIV lu dans dans toutes les paroisses de France ou celui de De Gaulle en mai 68 « Français, aidez moi », à la figure archaïque du satrape oriental qui ne doit de comptes à personne « comment continuer à leur piquer le maximum d'impôts pour s'en foutre plein le lampe ? ».
Nos derniers présidents de la république font plus penser à Sardapanale qu'à Saint Louis.
2) Le relativisme et l'effondrement de l'intelligence des occidentaux (qui, à mes yeux, vont de pair).
Si on ne croit plus qu'il existe une vérité à chercher collectivement, si on considère que toutes les opinions se valent, alors il n'y a plus besoin de débat mais juste la nécessité de s'imposer par la force.
Les vrais débats politiques en France sont de plus en plus cantonnés aux bistros et aux piliers de comptoir.
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