mardi, février 11, 2020

Mila, pour conclure : La liberté d’expression est-elle réductible à la politesse ?

L'édito
La liberté d’expression est-elle réductible à la politesse ?

C’est un curieux argument qui se déploie dans le débat public depuis l’affaire Mila. Certes on veut bien reconnaître qu’il y a en France un droit à la liberté d’expression, mais attention, il y aurait tout de même des limites à ne pas franchir, notamment celles de la politesse et de la civilité. L’argument n’est pas nouveau. On l’entend régulièrement de la part de croyants, musulmans ou autres. Ils se sentent blessés en tant que croyants (par ailleurs tout à fait pacifiques et tolérants) qu’on puisse tenir des propos orduriers envers leur religion.
Au moment de Charlie, certains n’étaient pas Charlie parce que « être Charlie » revenait pour eux à s’assimiler à un journal de caricaturistes vulgaires. Alors qu’être Charlie était et reste une position de principe qui n’avait rien à voir avec les convictions et la sensibilité des uns et des autres. Soutenir la liberté d’expression c’est justement soutenir ceux qui ne pensent pas comme vous et dont les positions ou les dessins peuvent parfois vous choquer. Soutenir ceux qui défendent vos idées, la belle affaire…
« Il ne s’agirait pas de déplaire en affichant des principes républicains alors qu’il est beaucoup plus payant et prudent de s’indigner de la grossièreté d’une adolescente. »
L’argument du savoir vivre est aussi celui de Ségolène Royal qui ne souhaite pas « ériger une adolescente qui manque de respect comme le parangon de la liberté d’expression ». Celui aussi de Martine Aubry qui appelle à « faire preuve de retenue et éviter ce genre de propos même si les menaces sont inacceptables ». Sans parler de Fabien Roussel, secrétaire national du Parti communiste français, qui a jugé sur RMC que les « propos injurieux » de Mila n’étaient « pas admissibles ». Ces trois personnes sont en campagne. Pour les municipales ou la présidentielle. Il ne s’agirait pas de déplaire en affichant des principes républicains alors qu’il est beaucoup plus payant et prudent de s’indigner de la grossièreté d’une adolescente.

« Dégueulis verbal »

Alain Finkielkraut, qu’on ne peut pas soupçonner de dérive clientéliste, de gauchisme culturel ou de lâcheté face aux principes républicains, a défendu, lui, une position qu’il veut « intransigeante » (soutien absolu à Mila) mais « nuancée », car précise-t-il, « je ne suis pas Mila ». L’auteur de L’Identité malheureuse (Stock, 2013), homme libre par excellence, qualifie les propos de Mila de « dégueulis verbal » et déplore, à juste titre, la perte de la politesse, de l’éducation, la disparition d’un « surmoi » éducatif qui puisse s’opposer à ce flot ordurier. Il ajoute « la liberté d’expression est une conquête de la civilisation et la grossièreté une défaite de la civilisation ». Déplorer l’hégémonie croissante de la vulgarité et de la grossièreté, qui ont explosé grâce au tout-à-l’ego crado des réseaux sociaux, comment ne pas s’y rallier ?
« En ces temps difficiles où justement, ceux qui n’ont que faire d’une tradition française qui emprunte à la fois à l’héritage des Lumières et à celui de la République, sont en guerre contre nos valeurs, comment faire valoir cette élégance ? »
Mais si la liberté d’expression est d’abord une bataille menée par les philosophes des Lumières du XVIIIe siècle, est-elle une conquête de la civilisation ? Comment définir cette civilisation ? L’ensemble des bonnes pratiques et des mœurs définissant un vivre ensemble ? Une élégance, un agrément, un respect mutuel fondé sur une histoire commune ? Nous pouvons tous signer des deux mains. Mais en ces temps difficiles où justement, ceux qui n’ont que faire d’une tradition française qui emprunte à la fois à l’héritage des Lumières et à celui de la République, sont en guerre contre nos valeurs, comment faire valoir cette élégance ?
Si la défense de nos valeurs s’appuie sur une élégance du style et des mœurs, prenons garde. Les adversaires de notre mode de vie sont les champions de l’élégance, celle qui couvre gracieusement les femmes d’un foulard, au nom de la modestie et de la pudeur, deux autres grandes et belles qualités : ils revendiquent une féminité de reconquête islamique, contre le déploiement de vulgarité des filles en mini-jupes, en string, sans parler des baigneuses topless.

Menace du « chantage à la blessure »

Les adversaires de notre mode de vie sont les champions de la politesse envers les religions. Ils attendent bonnes manières et égards envers leur croyance car toute parole un peu rude, un peu grossière, s’assimile pour eux à une blessure, une offense non seulement envers la religion mais aussi envers les croyants : c’est au nom de cette blessure intime que certains sont prêts à poursuivre en justice, n’hésitant pas à remettre en question nos lois fondamentales. Comme l’avaient fait en leur temps certains milieux catholiques d’extrême droite, « qui avaient laissé entendre, lors du vote de la loi Ferry sur l’école laïque obligatoire, que cette loi, en forçant les pères à scolariser leurs enfants, blessait leur conscience », ainsi que le rappelle l’historien Jacques de Saint-Victor qui s’inquiète d’une menace de « chantage à la blessure ».
« Mila n’a sûrement pas hérité du langage brillant des philosophes des Lumières, mais elle est leur héritière lorsqu’elle s’obstine à dire, malgré les insultes dont elle est l’objet, qu’on a le droit de critiquer une religion et que ce n’est pas du racisme. »
La liberté d’expression ne peut pas être circonscrite à la politesse et aux bonnes manières. Elle est sûrement une conquête de la civilisation mais encore plus sûrement des lois républicaines qui la garantissent : la loi qui abolit le blasphème en 1791, celle qui sanctuarise la liberté d’expression et le droit de critiquer les doctrines et croyances en 1881. La France c’est la liberté d’expression au risque de la vulgarité et du mauvais goût. C’est Charlie Hebdo et Hara-Kiri, Siné, Wolinski, Cabu, Reiser, Charb et Riss. C’est L’Assiette au beurre. Ce sont les caricatures anticléricales du XIXe siècle et du XXe, dont on a oublié la violence « blasphématoire ».
Mila n’a sûrement pas hérité du langage brillant des philosophes des Lumières (la barre est très haute !), mais elle est leur héritière lorsqu’elle s’obstine à dire, malgré les insultes dont elle est l’objet, qu’on a le droit de critiquer une religion et que ce n’est pas du racisme.

Alléger les haines, les ressentiments et la violence mais pas les principes

Mona Ozouf soulignait récemment que Voltaire lui-même n’hésitait pas à être ordurier. Dans sa lettre à d’Alembert, il écrivait : « Tous, calvinistes fanatiques, papistes fanatiques, tous ont trempé dans la même merde détrempée de sang corrompu ». Certes, cela a plus de panache que « le doigt dans le cul » à la religion musulmane proféré par Mila. Mais Mona Ozouf nous rappelle que la liberté d’expression est un principe hiérarchiquement supérieur dans lequel, en pays laïc, nous nous rejoignons. Et que la frontière est infime entre « avoir des manières » et « avoir des égards » (comment faire la différence ?) ; et qu’il existe aussi des croyances et des convictions envers lesquelles il n’y a pas à avoir d’égards.
« Mona Ozouf est une quintessence d’intelligence, de délicatesse et de distinction. Calmement, elle dit “Je suis Mila, oui bien sûr”… Et dieu qu’elle est élégante. »
Mona Ozouf dit d’elle-même qu’elle est « de l’Ancien régime ». Elle est très attachée à la civilité, à l’agrément entre les sexes, à la galanterie, à la conversation. Et à la littérature comme dernier espace, peut-être, qui rend compte de la complexité de la nature humaine, des différences et de la singularité, de l’articulation entre le personnel et l’universel. Elle évoque « des livres, des femmes, et des manières », de sa façon subtile et brillante dans son dernier ouvrage Pour rendre la vie plus légère (Stock) qui rassemble ses interventions dans l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut.
Mona Ozouf nous invite à nous alléger des haines, des ressentiments et de la violence mais pas des principes. Sur le plateau de télévision, l’historienne répond avec grâce et humour, parfois avec gravité. Elle est une quintessence d’intelligence, de délicatesse et de distinction. Calmement, elle dit « Je suis Mila, oui bien sûr »… Et dieu qu’elle est élégante.

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