jeudi, novembre 19, 2020

L’abandon des commerçants et ses conséquences

 



Philippe Silberzahn

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Ancien entrepreneur, Philippe Silberzahn est professeur à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique. Il écrit sur l’innovation, l’entrepreneuriat et la stratégie face à l’incertitude.



L’histoire ne progresse pas linéairement. Les dégâts que nous infligeons à la société en ce moment vont détruire des fondations économiques, sociales et politiques de manière durable.


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UN DÉSASTRE SOCIAL

Mais il n’existe pas non plus de société vivante sans économie forte. En tuant les commerces, le confinement est également un désastre social. En effet, le commerce c’est la vie, même si celle-ci n’est pas réductible au commerce. N’importe quel maire vous dira que sans commerce il n’y a pas de centre-ville, et que sans centre-ville il n’y a pas de ville. La ville est le centre du pouvoir mais aussi le lieu du marché. Ce dernier n’est pas juste un lieu de création de richesse, c’est aussi un lieu de sociabilité.

Au-delà des drames personnels des commerçants qui perdent tout, la destruction en cours des commerces est donc aussi une destruction sociale de grande ampleur dont les effets seront considérables. C’est une destruction de la classe moyenne, et si l’histoire nous apprend quelque chose, c’est qu’une telle destruction se termine toujours mal politiquement.

UNE SITUATION QUI RAPPELLE LE MONDE FÉODAL

Car au-delà des conséquences économiques, sanitaires et sociales calamiteuses, il y a également une conséquence politique et morale. Car dans cette affaire les décideurs ne sont pas les payeurs. Ceux qui décident de telles mesures et ceux qui les soutiennent n’ont pas à subir de conséquence personnelle du confinement : ils peuvent travailler depuis chez eux, leur salaire et leur retraite ne seront pas affectés.

Les cadres supérieurs des grandes organisations sont dans le même cas. En particulier en France, les grandes entreprises du CAC40 sont très liées à l’État et savent bien se protéger du marché, par des pratiques oligopolistiques, ou par l’obtention de subventions, commandes d’État et autres optimisations fiscales, et leurs employés n’ont guère à craindre les conséquences économiques de la situation actuelle, du moins à court terme.

Émerge ainsi un système dual : d’un côté un groupe largement protégé des conséquences économiques et sociales du confinement, et qui a donc intérêt à pousser la sécurité sanitaire au maximum, pour ainsi se donner bonne conscience d’avoir protégé la vie de « nos anciens », et de l’autre, un groupe qui subit directement ces conséquences et qui est abandonné à lui-même.

Le premier défend sa cause 24 heures sur 24 sur les plateaux TV, tandis que le second est largement invisible, à part peut-être au travers d’un témoignage enregistré de quelques minutes çà et là, qui tire une larme de crocodile aux experts présents sur le plateau. Dans ce groupe on compte les commerçants et les indépendants, mais aussi tous les employés directement au contact du marché, notamment ceux des petites structures.

Le débat public est donc entièrement focalisé sur ce qu’on voit, des malades Covid en souffrance et des services hospitaliers surchargés, dont les représentants ont voix au chapitre, et ignorent presque totalement ce qu’on ne voit pas, des milliers de gens qui vont dépérir voire mourir en silence ; ce sont les intouchables de la société française, à qui l’on distribuera quelques aumônes, pour se donner bonne conscience, mais qu’on laissera largement à leur sort.

Il n’est pas certain qu’ils l’acceptent facilement et le sentiment d’injustice ne peut que renforcer le caractère explosif de la situation dans un pays qui a mis l’égalité sur un piédestal.

Et donc, par un étrange retour de l’histoire, se reconstituent les trois états de l’ancien régime : une classe de fonctionnaires et de cadres du grand secteur privé, qui vit largement protégée du marché grâce à des rentes offertes par les oligopoles garantis par l’État, une classe cléricale de journalistes, de médecins et d’intellectuels qui fournit un cadre moral à la classe protégée, et enfin le tiers-état, classe laborieuse faite d’indépendants, de chefs de petites entreprises et d’employés du secteur privé non protégé directement soumis aux aléas du marché.

En temps normal, lorsque le marché fonctionne bien, la classe laborieuse peut accepter son sort, et le système fonctionner. Mais nous ne sommes plus en temps normal, nous sommes en crise, et le propre des crises est de révéler les fragilités d’un système et d’en saper la légitimité. Nous y sommes.

AU BORD D’UNE NON-LINÉARITÉ

Et nous y sommes d’autant plus que toute la gestion de la crise actuelle repose sur un modèle mental, celui du mauvais moment à passer. On va sauver des vies, l’économie va souffrir, mais pour ce qui concerne cette dernière, « c’est rattrapable », comme le disait un médecin avec une arrogance et une suffisance dignes de l’ancien régime.

Non, la perte d’un commerce, travail de toute une vie, ce n’est pas rattrapable ; ça ne l’est pas pour ceux qui ont tout perdu, revenus, retraite, estime de soi, sens de la vie. Certes, c’est dommage pour eux, mais c’est rattrapable globalement, car l’économie va repartir et tout sera oublié ? Mais rien n’est moins sûr.

L’histoire ne progresse pas linéairement. Les dégâts que nous infligeons à la société en ce moment vont détruire des fondations économiques, sociales et politiques de manière durable.

Penser que tout va repartir naturellement dès qu’on aura passé le cap du confinement, c’est faire preuve d’un optimisme déraisonnable. Il est donc possible que nous soyons entrés sans le savoir dans une période de changement profondément non linéaire, c’est à dire révolutionnaire. Autrement dit, la crise de la Covid, loin de se terminer, ne fait peut-être que commencer.

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