mardi, décembre 30, 2025

Le réalisme intégral (Claude Tresmontant)

Encore Tresmontant. Mais, en réalité, j'avais cette recension en soute depuis longtemps.

C'est une anthologie par ordre chronologique des œuvres de Claude Tresmontant.

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Le nihilisme et le réalisme intégral s'opposent terme à terme.

Nihilisme : considérer en chaque chose uniquement les raisons de la détruire. C'est une réaction d'adolescent furieux de ne pas s'être auto-engendré, qui veut détruire le monde parce qu'il a existé avant lui et qu'il existera après lui. C'est notre époque.

Réalisme intégral : prendre le monde tel qu'il est, c'est-à-dire donné par Dieu (le réalisme est intégral parce qu'il prend le visible et l'invisible, l'existence de Dieu).

Claude Tresmontant est mort entouré de sa famille en récitant des prières chrétiennes en hébreu. Ca a une autre gueule que piqué au Rivotril par une infirmière tatouée.

Comme je n'aime pas me répéter, je vous prie de lire ces deux billets :

Le Christ hébreu (C. Tresmontant)


La pensée de Tresmontant est conforme à sa cosmologie : elle se développe et s'enrichit à partir d'un point de départ qui contient déjà tout en germe.

Le problème de l'existence de Dieu : le temps créateur.

Le problème de l'existence de Dieu est simple à poser.

Quelque chose ne peut sortir de rien. Puisque le monde existe, il y a un incréé quelque part.

Soit cet incréé est le monde lui-même, qui est là de toute éternité et pour l'éternité. C'est la thèse des philosophes grecs et des philosophes nazis allemands.

Soit cet incréé est extérieur à notre monde (thèse judéo-chrétienne) et c'est qu'on appelle Dieu. À charge pour les théologiens d'en trouver et d'en prouver les caractéristiques (unicité, ubiquité, toute-puissance, bonté etc.)

D'où l'hostilité fondamentale des philosophes nazis allemands envers les juifs. Pour Tresmontant, le nazisme n'est pas un accident de l'histoire qui aurait pu arriver à un autre pays mais bien un produit spécifique de l'Allemagne du fait de sa weltanschauung (ça impressionne toujours les Français quand on emploie des mots boches).

Tresmontant s'intéresse beaucoup à la biologie et la cosmologie. Pour lui, toute philosophie doit intégrer les découvertes scientifiques.

Son premier livre, La pensée hébraïque, explique que le monde est en création permanente, qu'il y a sans cesse augmentation de la complexité, c'est-à-dire injection par Dieu d'information dans le système monde. Cette vision s'oppose au temps immobile des Grecs ou au temps cyclique des bouddhistes.

Dans la Bible, le verbe « créer » est réservé à Dieu. Les hommes fabriquent, seul Dieu crée. Le corps n'est pas mauvais puisqu'il est donné par Dieu, la vie n'est pas mauvaise puisqu'elle est donnée par Dieu. Nous sommes très loin du pessimisme ontologique des hindous, des bouddhistes et des platoniciens.

Tresmontant n'a aucun problème avec le darwinisme à la condition de ne pas invoquer le seul hasard. Comme disait Chesterton « Donnez un pot d'ocre à un singe, mettez le dans une grotte un temps infini et jamais il ne vous peindra Lascaux ».

Pour Tresmontant, la liaison entre la pensée hébraïque et le christianisme est intime, profonde. Nul doute que la remontée actuelle de la judéophobie l'aurait beaucoup chagriné. Pourtant, il était catholique et, comme tel, considérait les juifs, refusant le Christ, comme étant dans l'erreur.

Il se trouve que la pensée judéo-chrétienne n'est pas contradictoire, contrairement aux pensées cycliques, avec la cosmologie actuelle d'un univers en expansion. Ce n'est pas une preuve de justesse mais c'est au moins une preuve de non-contradiction.

Croire ? Ce n'est pas le problème.

Selon Tresmontant, nous faisons un contre-sens fidéiste gravissime. Le mot hébreu qui est couramment traduit par  « foi » signifie en réalité « connaissance », c'est-à-dire, dans notre référentiel, l'exact inverse.

Evidemment, tout un tas de conséquences néfastes découle de cette erreur. C'est, en gros, le nominalisme : en 1625, « Dieu existe parce que je le dis », en 2025 « Robert est une femme parce qu'il le dit ». Non, non, Dieu n'existe pas parce que quelqu'un le dit, parce que quelqu'un y croit. Dieu existe parce que son existence est rationnellement démontrable, même s'il faut la Foi pour parcourir le dernier mètre. Le catéchisme dit (excellente définition qu'il n'est nul besoin de réviser) : « La Foi est l'assentiment à l'intelligence des choses révélées ». Les Pères de l'Eglise et les docteurs de l'Eglise ont bâti une cathédrale intellectuelle, ce n'est pas juste parce qu'ils s'ennuyaient en attendant la messe du dimanche.

Au passage, Tresmontant rit de thèses modernistes idiotes, comme « les frères de Jésus », qui sont juste révélatrices de l'incompétence de ceux qui les soutiennent (en hébreu, frères et cousins, c'est pareil. Qu'il y ait pu y avoir des confusions en passant au grec n'y change rien).

La crise moderniste

La crise moderniste découle directement du fidéisme.

Si la Foi est un saut du sentiment dans l'irrationnel, si la Foi n'est pas fondée en raison, elle est fragile et, effectivement, une découverte scientifique peut ébranler la Foi.

Mais si la Foi est fondée en raison, il faut que les découvertes scientifiques remettent en cause les raisons de croire pour ébranler la Foi. Or, comme celles-ci sont d'un autre ordre, ça parait bien difficile.

Les exégètes du stupide (décidément) XIXème siècle, les Loisy et compagnie, ont cru que leurs découvertes remettaient en cause le dogme. Péché d'orgueil.

Saint Thomas d'Aquin et ses collègues scholastiques auraient sans doute trouvé ces découvertes très intéressantes, mais n'auraient pas remis en cause une ligne de leurs traités de théologie, car ils savaient qu'il y a plusieurs niveaux d'interprétation possibles de la Bible (ils en avaient codifié quatre).

C'est ce que répond le pape Pie X dans l'encyclique Pascendi Dominici gregis en 1907. J'aimerais qu'aujourd'hui les prêtres aient cette clarté, je trouve qu'ils font trop souvent appel à des arguments sentimentaux (mais il parait que c'est moins qu'il y a a quelques décennies).

Même chose pour le darwinisme. Il ne prouve pas que Dieu n'existe pas ou même qu'il n'y a pas besoin de Dieu. Il est très facile de penser que le Dieu créateur intervient discrètement dans l'évolution. Saint Thomas d'Aquin pensait, à la suite d'Aristote, que le monde était éternel, ça ne l'empêchait pas de croire au Dieu créateur.

C'est très protestant de prendre la Bible littéralement (parce que c'est le plus facile) et d'être ébranlé par une contradiction factuelle. Voilà ce qui arrive quand on permet à n'importe qui de lire et d'interpréter les textes sacrés sans l'aide du magistère (c'est tellement idiot que les protestants ont rapidement créé des centaines de sectes avec chacune leur petit magistère , qui ne peut pas blairer ses concurrents. Belle réussite !).

La déculturation française étant ce qu'elle est, je me sens obligé de rappeler ce qui allait de soi naguère : la Bible n'a pas le même statut chez les catholiques que le Coran chez les musulmans. Les prophètes sont inspirés par Dieu et, donc, la Bible aussi. Inspirée, mais pas dictée. N'étant pas directement dictée par Dieu, la Bible peut subir l'exégèse sans blasphème.

Je remarque que l'exégèse n'a remis en cause aucun dogme fondamental du catholicisme.

La gnose

La gnose (voir mes trois billets sur la gnose : billet 1, billet 2, billet 3) est l'ennemie de la révélation christique, de l'incarnation.

C'est la tentation permanente du chrétien, parce que la gnose soulage de tout ce qui est difficile dans le christianisme. La gnose : « L'homme ne devrait pas avoir de corps, il devrait être pur esprit, la matière est une déchéance ».

On reconnait infailliblement la gnose à ce qu'elle est anti-juive. C'est d'ailleurs pour cela que les Pères de l'Eglise combattaient le marcionisme (le rejet de l'Ancien Testament), pour combattre la gnose.

Tresmontant cite Simone Weil, qui hésite à se convertir au Christ parce qu'elle trouve l'Ancien Testament plein d'horreurs. Mais elle était folle à lier (à part le fait que notre époque aussi est folle, je ne comprends pas l'engouement pour cette cinglée - même si La pesanteur et la Grâce est pas mal. Il y a chez le catholique un refus du rigorisme, de l'ascèse ostentatoire).

Notre monde de 2025 est gnostique (d'où la mode des tatouages et de l'écologisme, deux formes de haine du corps, chez les cons).

Deutschland unter alles.

Dire que Tresmontant n'aime pas la philosophie allemande est une grosse litote. Il ne cache pas son mépris d'airain pour Fichte, Kant, Heidegger et compagnie.

Ca me fait vraiment penser à ça.

Il considère que le fond la philosophie allemande est le rejet de l'idée juive de création et, par ricochet, du Christ, que la judéophobie est consubstantielle à la philosophie allemande et que le nazisme n'est pas un accident.

Il avait bien compris que le nazisme d'Heidegger n'était pas simple carriérisme, mais une conviction cohérente avec sa philosophie (ce qu'a, depuis, confirmé la publication posthume des cahiers d'Heidegger). A l'époque où Tresmontant écrivait cela, mon prof d'histoire gauchiste veste de mouton retourné nous expliquait qu'il fallait séparer l'homme Heidegger de son œuvre.

D'un autre côté, Tresmontant me déçoit beaucoup en entonnant un couplet anti-raciste assez ridicule (mais, en 1956, cela n'avait pas la même signification qu'aujourd'hui) et en se disant de gauche (avec des paroles au vitriol pour les « cathos de gauche »). Je comprends qu'il voulût se tenir à distance d'une certaine droite rance et petite-bourgeoise, mais ça ne suffit pas à justifier d'être de gauche. Décidément, les intellectuels, même les biens, ne comprennent rien à la politique (bien sûr, tous les hommes sont égaux devant Dieu indépendamment de la race, mais il se trouve que nous ne sommes pas Dieu et que, en politique, nous devons tenir compte de la race. C'est d'autant plus gênant que la science récente, sur laquelle il s'appuie tant, dit des choses sur les races humaines).

Psychothérapie chrétienne

Passage savoureux.

Tresmontant n'aime pas les psys, parce qu'ils sont matérialistes, donc fondamentalement dans l'erreur.

Il appelle donc à l'avénement d'une psychothérapie chrétienne (qui existe en réalité depuis des siècles, il suffit de lire les manuels de confession pour s'en rendre compte. Et les curés n'étaient pas plus mauvais psychothérapeutes que nos modernes psys) s'appuyant sur l'anthropologie chrétienne. Il donne des exemples. Soigner les maladie du narcissisme par l'humilité et la charité, etc.

Exégèse

Les derniers ouvrages de Tresmontant cherchent à retrouver l'original hébreux des Evangiles sous le texte grec. Passionnant.

Tresmontant attaque bille en tête : le faux consensus (en science, le consensus est toujours stupide) allemand (encore eux) de la rédaction tardive des Evangiles ne tient absolument pas la route. (Wikipedia défend évidemment ce faux consensus, preuve qu'il est idiot). C'est une manœuvre de protestants pour discréditer l'Eglise catholique (plus la rédaction des Evangiles est tardive, moins l'Eglise a de légitimité à s'en réclamer).

Il faut avoir le bon sens (je sais, c'est la chose la plus difficile pour des universitaires) de différencier la mise par écrit des paroles du Christ (pour Tresmontant, quasi-instantanée, comme des notes de cours) et le fait de rassembler ces notes en un corpus institutionnalisé.

Pour bien comprendre la stupidité de la thèse de la rédaction tardive des Evangiles (je suis toujours estomaqué que les exégètes, qui font profession de cette étude, arrivent à perdre de vue ces faits que, assurément, ils connaissent) :

> le taux d'alphabétisation chez les juifs du temps de Jésus est très élevé.

> Jésus avait parmi ses disciples des professions intellectuelles (collecteurs d'impôts, prêtres, etc).

D'après la thèse de la rédaction tardive, ces gens qui savaient lire et écrire auraient attendu 50, 60 ans, pour coucher sur le papier les paroles du Maitre. Qui peut croire des balivernes pareilles ? Ces foutaises font partie des idioties qu'il faut être très « intelligent » pour soutenir (nombreux exemples, hélas, dans notre quotidien).

La thèse de la rédaction tardive des Evangiles est juste un des nombreux symptômes de l'anti-catholicisme de la modernité. Rien qui doive attirer la considération et l'estime.

Le fils de Tresmontant lui fait remarquer qu'au cours de cette traduction, étalée sur plusieurs années, il emploie de plus en plus souvent l'expression « le Seigneur » plutôt que « Jésus » ou le « Christ ». Tresmontant reconnait qu'à fréquenter quotidiennement les Evangiles, il finit par subir l'autorité du Seigneur.

Filioque

Le Saint Esprit procède-t-il du Père ou du Père et du Fils (filioque, en latin) ? C'est ce point qui sépare les catholiques des orthodoxes.

Tresmontant prend position clairement : ce sont les orthodoxes qui ont raison. Le filioque est erroné (Léon XIV vient d'ailleurs de le remettre en cause). Pour Tresmontant, cette erreur résulte du passage du très concret hébreu à l'abstrait grec puis au latin. Saint Augustin a identifié le Fils au logos du Père, abstraction qui justifie le filioque et ouvre la voie à l'hérésie arienne (Jésus est subordonné au Père) si elle est mal comprise.

On devrait plutôt parler de « faces » ou d'« aspects » de Dieu, plutôt que « personnes ». Ça induirait moins en erreur.

Je suis toujours émerveillé que des points théologiques qui paraissent abscons aient des conséquences très concrètes.

La résurrection des corps et l'immortalité de l'âme

Tresmontant déteste l'utilisation de vocabulaire transposé directement du grec ou du latin comme « résurrection » ou « eucharistie » ou « Verbe ». Il trouve que cela obscurcit le sens, il préférerait qu'on dît « relèvement » plutôt que « résurrection » (c'est d'ailleurs ce qu'on dit en anglais : the Lord is risen).

Je trouve qu'il manque de psychologie. L'emploi d'un vocabulaire spécifique ne me choque pas, à condition qu'il soit correctement expliqué et compris.

Ceci étant dit, Tresmontant estime que nous sommes trompés par la séparation platonicienne du corps et de l'âme, séparation que ne faisaient pas les juifs et que ne devraient pas faire les chrétiens. Par conséquent, il n'y aura pas de relèvement des corps indépendamment l'âme. Ce que la résurrection sera, on ne peut pas le dire, c'est un mystère qui nous dépasse.

Il faut juste faire confiance à Isaïe (65, 17) :

Oui, voici : je vais créer un ciel nouveau et une terre nouvelle, on ne se souviendra plus du passé, il ne reviendra plus à l’esprit. 

qu'on retrouve aussi dans l'Apocalypse (21, 5-6) (Tresmontant préférerait qu'on dît Le Dévoilement !) :

« Lors celui qui siégeait sur le Trône déclara : « Voici que je fais toutes choses nouvelles. » Et il dit : « Écris, car ces paroles sont dignes de foi et vraies. »

Puis il me dit : « C’est fait. Moi, je suis l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin. À celui qui a soif, moi, je donnerai l’eau de la source de vie, gratuitement. »

Et Mon royaume n'est pas de ce monde.

Quant à l'immortalité de l'âme, pareil : il faut en croire la promesse du Créateur mais impossible de connaitre en quoi elle consiste exactement.

Donc impossible de répondre à « Est-ce que je retrouverai mon chat au Paradis ? ».

Le legs empoisonné de Saint Augustin

Saint Augustin a commis l'exploit d'être à l'origine théologique de deux schismes : le grand schisme (avec le filioque) et la Réforme (avec sa conception terrible du péché originel et de la grâce).

Il est bon qu'un fils d'Augustin, le pape Léon XIV, entreprenne de corriger l'erreur du filioque.

Quant à concevoir le péché originel comme une chute de l'esprit dans la matière, c'est typiquement gnostique. Augustin écrit sans sourciller que les bébés non-baptisés brûlent en Enfer. C'est franchement insupportable (vous aurez compris que Saint Augustin n'est pas mon saint préféré. Et puis, quelqu'un qui a servi de référence au jansénisme ...).

Tresmontant préfère la christologie du Bienheureux Jean Duns Scot : le Christ est l'Homme Parfait, celui vers lequel tout homme doit  tendre. En attendant le jour béni où, dans un royaume qui n'est pas de ce monde (halte au millénarisme), tous les hommes seront parfaits, l'homme est frappé d'imperfection, c'est ce qu'on appelle le péché originel.

Ce n'est pas réjouissant, mais c'est loin du pénible rigorisme janséniste ou puritain.

Voilà qui conclut cette (longue) recension.