samedi, décembre 31, 2005

La France, "homme malade" de l'Europe, par Nicolas Baverez

J'aime bien Baverez.

Débat
La France, "homme malade" de l'Europe, par Nicolas Baverez
LE MONDE | 29.12.05 | 13h43 • Mis à jour le 30.12.05 | 14h43


Pour la France, 2005 restera une année terrible mais aussi un tournant. Une année terrible, rythmée par les échecs et les crises qui, dans le droit-fil du collapsus social de 1995 et du krach civique de 2002, ont acté le déclin du pays et l'éclatement de la nation. Au plan extérieur, l'échec du référendum a brisé net un demi-siècle d'engagement européen, qui constituait le dernier axe stable de la diplomatie et de la vie politique nationales. La défaite de la candidature de Paris face à Londres pour l'organisation des Jeux olympiques de 2012 a cristallisé la marginalisation de la France en Europe et dans le monde et souligné l'archaïsme d'un pays musée, en rupture avec la modernité du XXIe siècle. Enfin les émeutes urbaines, dans leur double dimension sociale et raciale, ont sanctionné la désintégration du pseudo-modèle français, le blocage de l'intégration, la balkanisation d'une société atomisée par un quart de siècle de chômage de masse.


Mais aussi un tournant pour trois raisons. La première provient de la sortie de Jacques Chirac de la vie politique : délégitimé en France, discrédité en dehors des frontières, il persiste à occuper la fonction présidentielle mais ne l'exerce plus ; il peut encore nuire mais ne peut plus agir. D'où une situation inédite sous la Ve République qui voit le président réduit à se mettre au service de son premier ministre, candidat par procuration investi de la mission de poursuivre le chiraquisme par d'autres moyens.

La deuxième tient à la prise de conscience par les Français de la crise nationale majeure que traverse le pays : la succession des revers a déchiré le voile de la démagogie qui recouvrait depuis un quart de siècle le divorce progressif de la France avec la nouvelle donne historique issue de la mondialisation et de l'après-guerre froide, découvrant aux yeux dessillés des citoyens une situation comparable à l'agonie de la IVe République, avec la guerre d'Algérie et l'inflation en moins, le chômage de masse et la guerre civile larvée en plus.

La troisième est à chercher dans l'évolution des mentalités et l'ébranlement du conservatisme de l'opinion, avec d'un côté la compréhension du caractère insoutenable d'un modèle qui condamne les jeunes générations à l'exclusion, au chômage, à la paupérisation et à un endettement explosif, de l'autre la conviction qu'il n'existe pas de solution à l'intérieur du système actuel. D'où un changement d'attitude, manifeste lors des récents mouvements sociaux vis-à-vis des deux verrous qui interdisent la modernisation du pays : la protection du modèle d'économie administrée et de société fermée issu des années 1960 ; la sanctuarisation du secteur public.

Toutes les conditions d'une situation prérévolutionnaire se trouvent aujourd'hui réunies : d'une part une crise aiguë de la représentation politique qui dépasse les gouvernants pour englober l'ensemble de la classe politique ; une insécurité économique et sociale endémique ; des finances publiques en faillite avec une dette qui s'emballe, en progression de 10 points de PIB durant le quinquennat, minant la souveraineté du pays tout en fonctionnant comme une arme de destruction massive de la croissance et de l'emploi ; enfin le mélange de honte et de colère qui s'empare des citoyens d'une nation qui est devenue la risée de l'Europe et du monde développé. De l'autre, des échecs accumulés qui amplifient les peurs et les pulsions irrationnelles.

Le refus de la Constitution européenne a libéré les tentations nationalistes et protectionnistes, conduisant à une OPA intellectuelle de l'altermondialisme sur la gauche, Parti socialiste en tête, mais aussi sur une partie de la droite puisque le président de la République ne craint pas d'affirmer que le libéralisme constitue une menace pour la démocratie équivalente à ce qu'était le communisme au temps de la guerre froide. Dans le même temps, les émeutes urbaines ouvrent un vaste espace aux passions xénophobes et totalitaires, avec à la clé un puissant mouvement de basculement à droite de la société et, comme à la veille de 2002, une montée souterraine du vote extrémiste.

Les forces centrifuges qui sont à l'oeuvre dans le corps politique et social raréfient l'espace qui serait nécessaire pour un débat apaisé sur la situation et la modernisation du pays. D'où la démarche parallèle du Parti socialiste et de l'UMP qui, à travers le congrès du Mans et le compromis sur les primaires, ont privilégié une unité de façade qui entretient une commune ambiguïté sur leur ligne politique. D'où la lancinante réactivation des détours idéologiques qui érigent la mondialisation — via l'OMC — ou l'Union européenne en boucs émissaires de la crise française. D'où la rhétorique morbide de la commémoration qui évince la discussion des problèmes du présent au profit de l'actualisation virtuelle du passé. Les traites et la colonisation sont assurément des tragédies historiques, mais elles ne constituent ni des concepts, ni des principes d'action qui permettent d'appréhender la condition des immigrés en France et d'apporter des solutions concrètes à l'échec de leur intégration. Aussi bien le législateur, au lieu de s'aventurer de manière hasardeuse sur le terrain des historiens, serait-il mieux inspiré de consacrer son énergie aux réformes urgentes que réclame la situation du pays.

Pour autant, il n'y a aucune raison de désespérer. Car si tout peut aujourd'hui arriver, y compris l'engrenage de la violence, la dynamique de la réforme peut également frayer son chemin dans l'esprit et le coeur des Français. Voilà pourquoi 2007 s'annonce comme un scrutin décisif pour la France et pour l'Europe. Un scrutin décisif pour la France, parce que si l'élection présidentielle de 2007 devait, à l'image de 1995 et 2002, se réduire à un débat tronqué puis conduire à la reconduction des non-choix et du prisme démagogique, clientéliste et malthusien qui a prévalu depuis les années 1980, la crise économique et sociale sortirait de tout contrôle. Un scrutin décisif pour la France, parce qu'il constitue la dernière occasion de combler le retard accumulé sur les autres démocraties développées, engagées dans une course de vitesse pour s'adapter à un monde qui met en concurrence non seulement les entreprises mais plus encore les Etats et les sociétés. Un scrutin décisif pour l'Europe, dont la France est devenue l'homme malade, contribuant notablement à sa panne actuelle, exportant sa crise jusqu'à risquer de provoquer son éclatement comme celui de l'Euroland en cas d'aggravation de sa dérive.

D'où le paradoxe des dix-huit mois qui s'écouleront avant l'élection présidentielle. Aucune amélioration fondamentale n'est à attendre dans la situation du pays, en dehors d'artifices tels qu'une baisse du chômage qui doit tout au traitement statistique et à la création d'emplois semi-publics financés par la hausse de la dette. Situation logique dès lors que les conditions nécessaires au changement ne sont pas remplies : le président de la République ne dispose plus d'aucune légitimité ; les leviers majeurs de la modernisation que sont le changement du modèle social et la réforme de l'Etat ont été d'emblée exclus ; l'action du gouvernement est tout entière orientée vers l'horizon électoral de 2007 à l'exclusion d'une vision cohérente, comme le souligne la contradiction frontale entre le recours aux pouvoirs exceptionnels propres à l'état d'urgence d'une part, la volonté de minimiser la gravité de l'insurrection des banlieues ramenée à de bénins "troubles sociaux" d'autre part ; enfin, la cohabitation hautement conflictuelle entre le premier ministre et le ministre de l'intérieur interdit l'unité et la continuité dont toutes les expériences étrangères ont montré qu'elles étaient indispensables.

Il reste que le moteur de la modernisation peut embrayer, pour peu que les Français se mettent en mouvement et imposent de centrer le débat, par leur mobilisation et leur engagement, sur la situation réelle du pays et les moyens de l'améliorer. La modernisation de la France ne dépend ni de la mondialisation ni de l'Europe, mais des Français qui conservent la maîtrise de leur destin. A condition de surmonter les tentations protectionnistes et sécuritaires, nationalistes et xénophobes, pour examiner et trancher, non pas de manière passionnelle ou démagogique mais de manière rationnelle, les questions cardinales qui ont été éludées lors des derniers scrutins : comment rétablir le couplage de l'autorité et de la responsabilité du chef de l'Etat ? quels principes utiliser pour refonder une nation ? quels changements instaurer dans l'Etat pour lui permettre de jouer son rôle de réassureur des risques globaux de l'économie et de la société ouvertes ? quels positionnements pour le système productif et le territoire français à l'horizon des années 2010 ? quelles transformations apporter au modèle économique et social pour concilier efficacité et équité, compétitivité et solidarité dans l'univers de la mondialisation ? quels leviers employer pour débloquer la société, l'ouvrir en direction des jeunes, des immigrés, des exclus ? quelles voies pour contribuer à rétablir l'unité des démocraties et relancer l'Europe ?

Pour prix des échecs et des revers dont ils sont les premières victimes, les Français ont acquis le droit de percer la bulle de démagogie et de mensonge qui dévaste la vie politique nationale depuis de trop longues années et d'accéder à une information objective sur la situation de leur pays et l'état du monde. Leur responsabilité vis-à-vis de leur patrie comme des générations futures consiste à cesser de s'en remettre à un président de droit divin ou à l'Etat pour exiger de ceux qui aspirent à les gouverner des choix cohérents dont ils assument les conséquences prévisibles. A conjurer les tentations de régression vers un passé mythique et les passions extrémistes, à sanctionner sans faiblesse les cyniques et les démagogues pour ouvrir résolument la voie à une nouvelle génération, en rupture avec la République des truqueurs et des gérontes, à qui il reviendra de reconstruire un pays moderne, puissant et respecté dans le monde du XXIe siècle.


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Nicolas Baverez est économiste, historien et avocat. Auteur notamment de La France qui tombe (Perrin, 2003).

NICOLAS BAVEREZ
Article paru dans l'édition du 30.12.05

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