dimanche, janvier 22, 2006

Je n'ai pas besoin de l'assistance d'un psy pour m'apprendre à vivre

Je suis horrifié de l'idée d'un de mes lecteurs, en commentaire de Au seours du juge Burgaud, de proposer, mais pourquoi pas imposer, une forme d'assistance psychologique aux juges, qu'on pourrait étendre à tout détenteur de responsabilités, c'est-à-dire à tout homme puisque tout homme a vocation à être responsable.

A la limite, je préfère le bon vieux confesseur, "directeur de conscience", c'est dans ce registre détestable, plus franc et plus honnête.


Tous des incapables

FRANÇOIS EWALD

A Angers s'est ouvert le procès de la plus grande affaire de pédophilie jamais jugée en France. Toutes les mesures, nous explique-t-on, ont été prises pour que ne se renouvelle pas le scandale d'Outreau, qui fut surtout le procès d'une accusation défaillante. Ici, nous assure-t-on, l'instruction a été plus rigoureuse. On a créé une salle spéciale pour un procès qui doit durer plusieurs semaines. Et « pour qu'aucun juré ne flanche devant les scènes d'horreur qui seront évoquées, une cellule psychologique a été mise en place » (« Le Point » du 3 mars 2005).


Cette dernière information n'a suscité ni étonnement ni commentaire. Et pourtant...


On aurait pu croire que, après le scandale d'Outreau, on se serait méfié de ces psychologues qui n'ont pas été pour rien dans l'accréditation de l'affabulation d'enfants accusateurs. Mais voilà donc que ceux que l'on avait cru devoir tenir à distance des procès pédophiles reviennent par la fenêtre. Il est vrai que les placer maintenant au côté des juges est un bon moyen d'éviter la défaillance de l'accusation.


Que les psychologues soient là pour assister les victimes de catastrophes peut se comprendre. Ils peuvent permettre de surmonter le traumatisme. C'est d'ailleurs devenu la règle. Mais en plaçant une cellule psychologique auprès d'un jury d'assises, on franchit la ligne.


Il paraît d'abord qu'il y a incompatibilité entre la forme de jugement requise d'un juré et l'idée d'une assistance psychologique. C'est ce qu'implique le serment que le président de la cour fait prononcer au juré (article 304 du Code de procédure pénale) : « Examiner avec l'attention la plus scrupuleuse les charges, ne communiquer avec personne, n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l'affection, se décider selon sa conscience et son intime conviction, avec l'impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre. » Le juré ne doit donc communiquer avec personne. Il est placé dans des conditions particulières de retrait qui vont lui permettre de juger en fonction de son seul for intérieur. L'intime de « l'intime conviction » est ce qu'il y a de plus privé, secret, invisible qui ne saurait être partagé, en particulier avec un psychologue. La probité consiste à « observer scrupuleusement les règles de la morale sociale, les devoirs imposés par l'honnêteté et la justice », sans céder à aucune influence.


L'intrusion d'une assistance psychologique dans le jugement du juré sous-entend que ce modèle de « l'homme probe et libre » nous paraît aujourd'hui inatteignable. Le juré est plutôt objectivé comme une sorte d'incapable majeur, qui a besoin, sinon d'une tutelle, du moins d'une assistance. Comment expliquer pareil retournement ?


Cela ne peut pas seulement tenir à l'horreur particulière des faits jugés à Angers. Les cours d'assises jugent des crimes, c'est-à-dire des infractions les plus graves. Par principe, elles sont horribles. Les jurés, par ailleurs, ne sont pas des hommes sans qualité : les listes des jurés sont triées sur le volet par différentes autorités publiques. Les faits soumis aux juges d'Angers excèdent-ils les capacités de jugement d'un bon citoyen ?


Il est vrai que cette idée du juré « incapable » s'inscrit dans une vieille tradition française d'hostilité au jury. Pour les juges qui sont des professionnels, les jurés sont encombrants, il faut les aider. Ils sont, dit-on, influençables (en particulier par les avocats). Il faut bien faire avec les jurys populaires, parce que c'est la loi, mais tâchons de rendre l'expérience la moins lourde possible pour les juges professionnels. On voit alors le rôle du psychologue : il est là pour homogénéiser la vision de l'instance de jugement, faire qu'elle ne soit pas encombrée par une émotion inutile. En somme, juger est un acte trop sérieux pour être laissé au profane. C'est une affaire d'experts. On ne croit plus à ce qui constitue la base de l'institution du jury, que nous sommes également capables de juger du bien et du mal. Mais alors pourquoi ne pas remplacer les jurys populaires par des jurys d'experts, j'entends, évidemment, composés de psychologues exclusivement.


Au-delà, ce qui terrifie, c'est que nous acceptons de vivre dans une société où il est acquis que les hommes et les femmes ne sont pas capables seuls, par leur éducation, de faire face aux situations auxquelles ils peuvent être confrontés. Aujourd'hui, les psychologues sont partout : ils aident les malades et les malheureux ; ils soignent les criminels, ils assistent les victimes et maintenant les juges ; ils sont appelés dans les entreprises pour aider cadres et dirigeants à faire face à la « pression ». Ce qui suppose que, désormais, nous nous concevons comme des incapables, impuissants à nous gouverner nous-mêmes.


Peut-être s'étonnera-t-on un jour que cette même société se revendique encore de l'idéal des Lumières que Kant avait ainsi fortement caractérisé : « Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l'entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s'en servir sans la conduite d'un autre. «Sapere aude !» Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. »


FRANÇOIS EWALD est professeur au Conservatoire national des arts et métiers.

3 commentaires:

  1. Attention cependant : nous parlions dans le sujet précédent de psychanalystes, pas de psychologues, comme le rapporte le présent article : pour ce qui nous intéresse (la "mise sous tutelle"), ce qui est à la rigueur concevable pour les uns (les médecins psys) ne l'est pas du tout pour les autres (les psychologues).

    Rigueur et méfiance.

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  2. 1. Il y a confusion : il ne s'agit pas d'apprendre à vivre, il s'agit d'empêcher un "pervers" (mon hypothèse en ce qui concerne le juge Burgaud)de casser des vies. Un psychanalyste aurait probablement réalisé que le dossier tel que le constituait le juge était avait quelque chose d'inquiétant.

    2. Il faudrait faire la distinction entre psychologues et psychanalystes, qui ne sont pas du tout la même chose.

    On peut être psychologue sans avoir fait de "travail personnel", sans supervision (ou "contrôle"). Il y aura toujours de bons et de mauvais psychanalystes, comme dans toute activité humaine (les garagistes, les médecins, les plombiers, les psychologues, etc.), mais au moins des garde-fous déontologiques existent (contrairement ) une opinion trop commune).

    3. vous dites "Les psys collaborent à l'entreprise d'équarrissage des personnalités dépassant la norme". Pourtant si vous vous donniez la peine de lire ce qu'écrivent ou disent les psychanalystes (pas les psys à la mode américaine du "Au-dessus d'un nid de coucous"), vous constateriez que c'est exactement le contraire, et qu'ils participent à l'émancipation de l'homme parc rapport à la société.

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  3. 1/ "Un psychanalyste aurait probablement réalisé que le dossier tel que le constituait le juge était avait quelque chose d'inquiétant." Pourquoi un psychanalyste, pourquoi pas plutôt un juriste ? Je ne crois pas qu'un psychanalyste aurait été à sa place.

    Relisez bien l'article de François Ewald.

    2/ D'accord.

    3/ Ce qui me gêne le plus dans ces histoires de psy, c'est ce qu'Ewald dit très bien dans les deux derniers paragraphes (j'ai la flemme de les recopier !) C'est le fait même de recourir à un psy, indépendamment de sa pratique, qui me dérange. Vous me direz qu'un bon psy devrait savoir renvoyer quelqu'un dans ses buts dans le cas de consultation inutile, par "confort", y en a-t-il beaucoup des psys comme cela ?

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