LAURENT COHEN-TANUGI
Retour sur image. Un des derniers soirs de l'année écoulée, tandis que la revue de danse et de musique Brasil Brasileiro touche à sa fin au Châtelet, une troupe inattendue d'intermittents du spectacle investit le devant de la scène, déballant ses pancartes et s'efforçant de prendre la parole sous les huées du public. Après quelques instants de flottement, la compagnie brésilienne reconquiert progressivement la scène, les chanteurs de charme se mêlant diplomatiquement aux manifestants tandis qu'à l'arrière, la troupe au grand complet entame une danse endiablée sur fond de percussions face à une salle électrisée, scandant debout son encouragement aux artistes et sa condamnation de nos trouble-fêtes nationaux.
Bien vite, la rangée de porteurs de pancartes, prostrés et réduits au silence, se trouve encerclée par une marée de danseurs et, après quelques minutes de forte intensité, la troupe peut honorablement faire ses adieux au public. Juste et pacifique victoire de l'« ordre bourgeois » (comme aurait dit Marx) sur les classes laborieuses ? Voire... Mais l'intérêt de l'anecdote n'est évidemment pas là, d'autant que sur le plan artistique, ce final inopiné était probablement ce qui pouvait arriver de mieux à un spectacle par trop convenu.
Non, la portée symbolique de l'évènement est ailleurs et autrement plus forte : pendant quelques minutes, la scène du Châtelet a donné à voir une France campée autour de quelques slogans misérabilistes, perturbant sans gloire le travail d'artistes d'un grand pays du Sud invités sur son sol (dont aucun ne jouit à l'évidence de la moindre protection sociale), pour finir balayée par le grand vent de la mondialisation en marche.
Consciemment ou non, la révolte du public visait la projection de cette image douloureuse et un peu humiliante de notre pays face aux représentants d'une nation jeune, diverse et dynamique, symbole de ce tiers-monde en train d'accéder à la puissance économique et politique grâce à la libéralisation des échanges mondiaux. Si chacun convient que le défi central auquel la France se trouve confrontée est celui de son adaptation à la « mondialisation », la parole politique fait depuis trop longtemps défaut pour définir précisément l'une et l'autre.
Dans son allocution de fin d'année, le président de la République n'a ainsi qu'allusivement évoqué un « monde qui change » de manière accélérée, et face auquel nous devrions, non pas changer, mais « rester nous-mêmes ». Certes, il avait légitimement à l'esprit la fidélité aux valeurs de la République et l'importance du sens de l'identité et de la confiance en soi pour se mesurer aux autres. Mais, ces préalables rappelés, le message central du discours politique doit désormais porter explicitement non pas tant sur les problèmes des Français et les efforts gouvernementaux pour tenter d'y porter remède, mais sur le changement du monde et celui qu'il appelle de notre part en retour.
La tâche est, certes, complexe, et mobilise en premier lieu les intellectuels. Mais les efforts de ceux-ci doivent être relayés sur le terrain politique. C'est cette pédagogie politique du changement du monde qui fait défaut au personnel politique français et au pays [évidemment, puisque nos "élites" politiques vivent dans le microcosme énarchique, quand se sont-elles confrontées à ce monde qui change ?] ; c'est elle qui doit impérativement structurer la préparation de l'élection présidentielle de 2007. A l'aveuglement morose du repli sur soi, puisse 2006 faire succéder le retour d'une France en mouvement dans le grand bain de la mondialisation [qui est autant, et même plus, une chance qu'un risque].
LAURENT COHEN-TANUGI est avocat et essayiste.
mardi, janvier 03, 2006
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Il me semble que seul Kouchner a su exprimer ce nouveau monde auquel il faut s'adapter. Il est d'ailleurs tres credible a vu de sa grande experience internationale. Malheureusement au PS on pense que Segolene a plus d'envergure...
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