La tentation simplificatrice et manichéenne de se situer dans le camp des gentils, des généreux, des soucieux des affligés de la terre, bref des opposants aux méchants libéraux égoïstes, mondialisateurs, cosmopolites et buveurs de sang peut entrainer quelques erreurs d'analyse dans des situations complexes, mais si en plus on devait se soucier de pertinence sans même parler d'honnêteté, où y irait-on ?
"Darwin" ou le malentendu documentaire, par Michel Guerrin et Jacques Mandelbaum
LE MONDE 27.03.06 13h42 • Mis à jour le 27.03.06 13h42
Le Cauchemar de Darwin, film documentaire de l'Autrichien Hubert Sauper, a été un des jolis succès de l'année écoulée, avec 400 000 entrées dans les salles de cinéma. Gros succès critique aussi pour un film qui a obtenu un César et était nominé aux Oscars d'Hollywood. Il est vrai que le sujet est attractif : montrer comment l'Occident a tout à gagner de l'exploitation de la perche du Nil, poisson du lac Victoria, en Tanzanie, et comment la région où a été tourné ce film a tout à perdre. Rarement un film aurait aussi bien démonté, à travers un fait local, les mécanismes de la mondialisation et ses méfaits. De nombreux spectateurs ont vu se vérifier sur grand écran des convictions profondes quant à la façon dont l'Occident capitaliste exploite ce qu'on appelait le tiers-monde [L'Occident adore se culpabiliser, se flageller. Pour quiconque connaît les pays africains, vouloir expliquer leurs difficultés par des causes essentiellement extérieures est dérisoire. Singapour avait un niveau de vie inférieur au Nigeria en 1950. Comparez les destins de ces deux pays et essayez d'expliquer les différences par des causes extérieures, bon courage !]. Sans doute est-ce la raison principale du succès du Cauchemar de Darwin, film qui existe en DVD et que l'on pourra revoir, le 24 avril, sur Arte.
C'est aussi parce que le film a beaucoup été vu qu'il est devenu objet de polémique. Dans la revue Les Temps Modernes (n° 635-636), l'historien François Garçon a contesté la réalité des faits alignés par Hubert Sauper. Pour se faire sa propre idée, un journaliste du Monde s'est rendu dans la ville de Mwanza, au bord du lac Victoria, où a eu lieu le tournage (Le Monde du 4 mars). Selon notre enquête, trois aspects du film posent problème : après dépeçage des poissons, les carcasses ne seraient pas destinées à la population, mais aux poulets et aux porcs ; cette activité économique participe au développement de la population locale et non à son appauvrissement ; il n'y a aucune preuve du lien entre le transport du poisson et un trafic d'armes, alors que ce lien, suggéré dans le film, figure sur l'affiche et en assurait la promotion.
Pour sa défense, Sauper livre un argument brandi par un nombre toujours plus grand de documentaristes : "Mon langage à moi, c'est celui du cinéma." Sous-entendu, il faut juger le film au regard de la subjectivité du cinéaste. Sauper a sans doute intellectuellement raison. Pratiquement, ce n'est pas si simple. Le Cauchemar de Darwin participe de l'arrivée en force, dans les salles de cinéma, de films qui se situent sur le terrain de l'actualité et de l'information, plongent dans la politique et l'économie mondiales, décortiquent les pouvoirs en place. On pense aux brûlots de Michael Moore, notamment Fahrenheit 9/11, qui dresse un portrait au vitriol de George Bush, ou Mondovino, de Jonathan Nossiter, qui montre comment la mondialisation formate les exploitations viticoles. Leurs auteurs se placent sur le terrain du journalisme avec d'autres armes, au sens où ils réalisent des enquêtes à charge au nom d'une profession de foi explicite. Mais on voit bien l'ambiguïté de tels sujets au cinéma : si les partis pris ne sont pas clairement affichés sur l'écran, ce qui se veut un projet allégorique peut être perçu par le public comme une accumulation de faits irréfutables.
On peut reprocher à Hubert Sauper d'avoir insuffisamment manifesté cette subjectivité en jouant sur les seules apparences du reportage et du témoignage filmé. Sauper avance "masqué" dans un film-essai qui se présente comme une enquête froide. C'est sans doute ce qui a nourri la polémique, à l'inverse d'autres films qui pourraient être pareillement contestés. Au-delà, les grands cinéastes dits documentaires - Jean Rouch, Johan Van der Keuken, Robert Kramer ou Raymond Depardon - ont montré que le cinéma moderne a depuis longtemps fait sauter les frontières qui séparent le documentaire de la fiction, affirmant ici et là la primauté subjective du point de vue et l'ambiguïté qui lui est liée.
MANIPULATION OU TRAHISON
L'histoire du documentaire, en raison du malentendu qu'entraîne sa définition, est semée de
polémiques récurrentes sur la manipulation ou la trahison de la réalité. Rappelons deux exemples célèbres. Nanouk l'Esquimau (1921), de Robert Flaherty, filme la vie quotidienne de Nanouk et de sa famille dans le Grand Nord canadien. La sortie triomphale du film suscite une polémique sur la "mise en scène" de Flaherty, qui aurait reconstitué une scène de pêche fictive, bricolé un igloo aux dimensions extravagantes, fait fabriquer des vêtements pour les acteurs du film, réinventé une réalité dont beaucoup d'éléments étaient au mieux caducs au moment du tournage, au pire inexistants. Cette approche idéologique du réalisateur, sous laquelle se devine une attitude hostile aux mutations de la modernité, n'empêche pas le film d'être un magnifique témoignage, fût-il reconstitué et idéalisé, sur la culture traditionnelle des esquimaux.
Terre sans pain (1933), de Luis Buñuel, est un film de dénonciation poussé au noir de la misère de la population des Hurdes, en Espagne. Le cinéaste et critique Jean-Louis Comolli découvre, en 1996, les rushes du film à la Cinémathèque de Toulouse. Révélant ce que Buñuel a délibérément rejeté (des manifestations de solidarité communautaire, de tendresse, d'enthousiasme...), ceux-ci confirment le parti pris de mise en scène du film, qui consiste à priver cette population de son humanité : "Choix de montage, c'est-à-dire choix de sens et de ton. Noircir le trait. Forcer la note. (...) La misère est insupportable ? Que son spectacle lui aussi le devienne. Car la question du cinéaste est toujours la même (c'est une question politique) : comment réveiller en chaque spectateur les doutes et les crises que le spectacle a plutôt pour mission de refouler et d'éloigner ?", écrit Comolli.
Ces exemples montrent que tout film est d'abord une représentation, une reconstitution de la réalité, un état non pas du monde, mais du rapport du cinéaste au monde qu'il filme, rapport qui ne s'exempte pas des enjeux idéologiques, moraux et culturels de l'époque dans laquelle le film s'inscrit. Tout film, y compris documentaire, est à ce titre un mensonge dont on peut au mieux espérer qu'il soit mis au service d'une vérité. [Pourquoi ne pas dire ce qu'on sait : certains films, tout en étant excellents, peuvent être des films de pure propagande. Et alors ? Tant qu'on le sait ...]
Avec le film de Sauper, on n'est pas loin du principe selon lequel "la fin justifie les moyens"[principe totalitaire, notamment communiste puisque nous évoquons une dérive gauchiste, par excellence]. Pour certains, ceux qui considèrent sa lecture de l'usine de poissons comme un contresens ou que tout n'est pas à jeter au lac dans la mondialisation, le cinéaste est allé trop loin. D'autres salueront la tonalité allégorique et pamphlétaire d'un film remarquable sur l'exploitation séculaire de l'Afrique. On entre ici dans un débat politique qui dépasse l'objet du litige. Au plan du cinéma, Johan Van der Keuken confessait avant sa mort : "Peu importe la tricherie, le fond doit être sain." Il ajoutait : "La peste du documentaire, c'est de vouloir expliquer le monde sans cet énorme trou du doute, du non-savoir."
mardi, mars 28, 2006
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Je pense à la phrase de F. Joliot-Curie, éminent phycisien, gendre de MArie Curie et fondateur du CEA qui disait à la fin des années 1940 que le fait d'être dans le parti - communiste - avait ceci de plaisant qu'il ne fallait plus réfléchir, car tout était clair et simple.
RépondreSupprimerJe redoute que cela n'ait pas changé, mais il est vrai, que réfléchir coûte car ça fatigue et cela nécessite in fine de se confronter à l'opinion de l'autre, donc de se rendre compte que peut être, on a tort.
Il n'empêche qu'à la lumière des élements rassemblés dans ce blog, et de ceux qu'on peut trouver sur les site des centrales syndicales et autres partis politique, je me rends compte combien ça doit effectivement coûter de réfléchir tant je suis effondré par la pauvreté des contre-propositions.