Ezra Suleiman
La myopie et l'égoïsme des élites
Il serait trop facile de parler de la France éternelle et de sa capacité à vaincre le poids de son histoire. Les dirigeants de ce pays adorent ce genre d'explication qui permet de se dédouaner de toute responsabilité. A plusieurs époques, la France a prouvé sa capacité à rebondir et à se transformer. Ni son histoire ni sa culture politique ne sont en cause. Ce pays est simplement sans vision ni stratégie. Et sa classe politique et syndicale, incapable de fournir un leadership doté d'un minimum de courage et de bon sens.
Où est le «parler vrai» tant admiré par les Français ? Les citoyens montrent leur exaspération parce qu'ils n'ont plus confiance dans leurs dirigeants. Historiquement, les Français ont tendance à se méfier de leurs voisins. Or, aujourd'hui, les dirigeants se méfient des citoyens : la société s'est confinée dans une méfiance généralisée. Paradoxalement, la confiance et la solidarité se trouvent uniquement dans le refus.
Le «non» au traité Constitutionnel - mesure d'importance capitale -, ainsi que la réaction contre le CPE - mesure assez modeste -, ont une chose en commun : un rejet massif, en rien contrebalancé par des propositions alternatives. Ces réactions négatives à répétition marquent l'incapacité des dirigeants politiques et syndicaux à avancer des projets réalistes, justes et efficaces, qui pourraient être négociés de part et d'autre. Cette culture de confrontation est aussi risible que l'affrontement de deux gamins dans une cours de récréation.
On peut se demander si la classe politique et syndicale dispose de la légitimité dont elle a besoin pour gouverner. Les sondages montrent que non. Les Français cherchent des solutions pragmatiques à leurs problèmes. Leurs dirigeants leur offrent sans cesse plus d'idéologie, d'illusions et de gestes bravaches.
Cette logique permet aux responsables politiques et syndicaux de protéger leurs propres intérêts et les intérêts de leurs institutions. D'un côté, des filières de formation d'une élite endogène, campant sur les avantages acquis grâce à la méritocratie scolaire, qui fait office de sésame tout au long de la vie, sans avoir à prouver quoi que ce soit d'autre. De l'autre, des bastions bureaucratiques où, là aussi, on fait carrière. Ce cynisme a engendré une société moins solidaire et plus divisée que dans d'autres pays.
Vive la démagogie ! La France est le seul pays à croire encore que la mondialisation est une conspiration contre la société idéale qu'elle incarne. Quel homme politique a eu le bon sens (sans parler de courage) d'expliquer que la mondialisation est une réalité qu'il faut affronter, et dont les jeunes Français, s'ils relevaient leurs manches, pourraient bénéficier ?
Cette situation est un vrai «gâchis». Ce pays risque de perdre ce qu'il a accompli avec tant de difficultés depuis deux siècles. Espérons que la France n'aura pas besoin, dans un avenir proche, d'un Marc Bloch ou d'un Ernest Renan pour analyser à nouveau une «étrange défaite» nécessitant une «réforme intellectuelle et morale». Rien n'est moins sûr. Ces intellectuels, en leur temps, avaient dénoncé la myopie et l'égoïsme des élites.
Ezra Suleiman, professeur de sciences politiques à l'université de Princeton. Il publie : le Démantèlement de l'Etat démocratique, Seuil.
samedi, avril 01, 2006
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