jeudi, juin 10, 2010

La diagonale de la défaite : de mai 1940 au 11 septembre 2001 (JP Immarigeon)

Réflexion passionnante bien que je sois en désaccord sur quelques points.

L'auteur commence par expliquer que la défaite de 1940 était contingente ; qu'il ne faut pas la sur-interpréter et qu'elle eut tout aussi bien pu être une victoire (1), que le peuple français n'en aurait pas été meilleur pour autant, de même qu'il n'était pas pire à cause de la défaite.

Sur ce point, je suis d'accord. L'histoire est remplie de situations jouées sur un coup de dés et rien n'est écrit d'avance. C'est une erreur que de croire que ce qui est arrivé devait arriver, et d'en condamner la France.

Cette condamnation de la France au nom de la défaite est la thèse vichyste. Elle a largement gagné de nos jours, sauf chez quelques irréductibles dans mon genre (des gaullistes au sens primitif du terme : De Gaulle a condamné un «système mauvais», jamais le pays lui-même).

Immarigeon tire de cette contingence que la France des années 30 avait raison malgré la défaite de 40, que la voie qu'elle a choisie était la seule raisonnable. Il met par exemple le doigt sur le fait qu'il est bien facile de critiquer rétrospectivement les accords de Munich mais moins facile de proposer des alternatives crédibles.

Il remarque que l'armée américaine victorieuse s'est inspirée par bien des cotés de la doctrine française. Pourtant cet argument est d'assez peu de poids : la guerre est par excellence l'art des circonstances, ce qui vaut pour l'Amérique de 1944 ne vaut pas forcément pour la France de 1940. En l'occurrence, les communications de l'armée française, essentiellement par téléphone, étaient totalement inadaptées à l'organisation choisie («Mirabelle appelle Eglantine. Répondez Eglantine ...»).

Mais, c'est vrai : la France est à l'origine de la «bataille conduite» (on dirait aujourd'hui «managée») c'est-à-dire impliquant un gros travail logistique, prenant en compte tous les aspects de la guerre et pas seulement la tactique.

La bataille conduite et sa version moderne, «le management», reposent sur l'idée non seulement fausse mais nocive que c'est un bien en soi de réduire l'incertitude. Mais l'incertitude est infinie, on s'épuise donc en scénarios, en comités de réflexion, en simulations, en réunions, en procédures, en audits, pour, au bout du compte, n'obtenir une réduction d'incertitude qui n'est qu'une goutte dans un océan, sans oublier que le processus de réduction des incertitudes introduit lui-même des incertitudes.

La dépense d'énergie est folle pour un résultat fort médiocre. On en vient à douter de l'équilibre mental et de l'intelligence, ou au moins du bon sens, de ceux qui participent à ces pratiques (ou pire, en sont à l'initiative). Peut-être est-ce une forme de lâcheté face à l'irréductible incertitude du monde.

Tout cela aboutit à la bureaucratie et à la technocratie, sans que l'efficacité en soit améliorée d'une once, c'est même l'inverse : la mauvaise graisse finit par paralyser les muscles. C'est en cela aussi que les Français furent précurseurs des Américains. Les millions de planches «powerpoint» élaborées tous les ans par le Pentagone devraient arrêter net tout homme sain d'esprit.

La «bataille conduite» souffre du problème de tout management, par opposition au commandement : le manque d'imagination. Le management, c'est la continuité, la dispersion et la dépersonnalisation, même quand il faudrait la rupture, la concentration et le charisme.

Pour vivre le «management», j'en perçois les limites très étroites : l'imprévu le déstabilise et comme la vie est justement faite d'imprévus, le «management» souffre dès qu'un peu de vie se manifeste, d'où son attirance pour les situations figées, figées comme la mort. Toute organisation à qui on a «foutu le management» (2) est en péril mortel.

Si ce livre est passionnant positivement, par la place qu'il redonne au hasard, à la contingence, à l'incertitude et à la difficulté de décider, il est aussi passionnant négativement, en ce qu'il montre qu'un esprit agile peut se laisser aller à un anti-américanisme grossier.

L'auteur écrit par exemple que l'armée américaine est «un jeu dans un bac à sable» ! Ou encore que l'armée française manque autant d'appui-feu en Afghanistan qu'en juin 40 (3).

Quelle est la thèse principale ? Que l'intervention tous azimuths de l'armée américaine est l'équivalent conceptuel d'une ligne Maginot.

Cependant, comparaison n'est pas raison. La thèse du déclin américain est aussi éternelle que l'Amérique elle-même. Il passe bien entendu sous silence le fait que la présence planétaire de l'armée américaine est une condition nécessaire de la mondialisation économique (4), et que cela donne sa cohérence au militarisme américain.

L'oubli de la fonction économique du militarisme américain ôte sa pertinence à la critique, pour ne pas dire qu'elle la rend vaine.

Cependant, malgré ses approximations anti-américaines, ce livre reste passionnant. Un signe ne trompe pas : il emploie beaucoup de citations de Foch, qui est assez méconnu de nos jours.

Il recourt au concept de «stratégie quantique». Inversant le très à la mode (donc bientôt démodé) «Pensez global, agissez local», Immarigeon introduit le «Pensez local, agissez global». C'est exactement ce que fait le taliban sur sa mobylette : il pense avant tout dans le contexte local, il n'empêche que ses actions ont un retentissement global.

C'est d'une certaine manière ce qu'ont fait les Allemands en mai 40 en laissant la bride sur le cou de leurs officiers, qui par nécessité pensaient localement. Très intelligemment, les Allemands ont refusé la guerre conduite «intelligente» que leur proposaient les Français pour préférer un comportement de pirates, une accumulation de coups de main. Ils n'ont pas joué suivant les règles des Français, d'où des décisions en apparence téméraires du point de vue français.

Les cas bien connus où certains commandants allemands en pointe ont coupé leurs communications pour ne pas être dérangés par l'OKW devraient faire réfléchir : on est à l'opposé de la guerre de la sur-information «à la Pentagone».

Ce qui compte, c'est d'agir juste, pas de nager dans l'information. Le flot d'informations rassure et pourtant, il prépare la défaite en noyant le décideur. Le génie manœuvrier de Napoléon tenait en sa capacité à détecter l'axe d'attaque favorable et à pousser à fond. Il a fait l'admirable campagne de France de 1814 presque sans cavalerie pour l'éclairer, les chevaux étaient morts dans les neiges de Russie, et pourtant, il a à chaque fois deviné l'ennemi.

Les talibans reconduisent naturellement la même stratégie : ils refusent la guerre des drones et des réseaux, la guerre de l'information. Ils refusent la guerre que les Américains sont sûrs de gagner. Ils font la guerre de l'âge de pierre (avec un peu de téléphone mobile et d'explosif) que les Américains ne savent plus faire.

Nous sommes en plein Sun-Tzu : ne pas se laisser imposer le combat par l'ennemi. Ce livre érudit mais facile à lire est stimulant jusque dans ses outrances.

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(1) : par exemple, si Gamelin avait envoyé l'ordre de conversion vers le sud des armées françaises de Belgique qu'il semble avoir imaginé.

(2) : comme Clemenceau disait des Allemands «on leur foutra la république».

(3) : je le verrais bien citer l'embuscade d'Uzbin comme exemple, où, c'est vrai, l'appui-feu a manqué. Mais c'est justement un contre-exemple. D'ailleurs, ce sont les mêmes qui, sans souci de cohérence, reprochent à l'armée américaine son usage indiscriminé de la force aérienne.

(4) : on voit comment quelques pirates somaliens suffisent à semer le trouble dans le commerce.

6 commentaires:

  1. Encore un livre qui va (très rapidement) gagné ma bibliothèque. J'ai adoré "Le paradoxe français". Merci de nous faire découvrir ces ouvrages. Je me tiens normalement au courant mais ceux-là m'avaientt échappé.
    Pour ma part, je vous recommande l'ouvrage en deux tomes de Patrick Buisson "1940-1945, années érotiques" chez Albin Michel. Où l'on voit que bien des choses, en matière de morale publique, puisent leur origine pendant cette période et que la gauche "progressiste" y a eu des accents que ne renierait pas Mgr Lefèbvre.

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  2. Bonjour,

    Article très intéressant sur un livre que je n’ai pas lu - donc, désolé si je mets à côté de la plaque.

    J’imagine que l’auteur prend en compte les différences psychologiques fondamentales entre les armées, commandements et peuples des deux pays, à cette époque.
    La France était victorieuse en 1918 mais a connu la guerre sur son sol.
    Elle était donc une puissance conservatrice. Il fallait conserver, et défendre. Pas étonnant qu’elle ait voulu aller vers une guerre « conduite ».

    L’Allemagne était vaincue mais n’avait pas connu la guerre sur son sol.
    Mais elle a perdu des territoires, en dehors de la guerre, par les traités. Elle a perdu pendant la paix.

    Tout la poussait donc à l’esprit offensif, au risque. Elle était une puissance anticonservatrice.
    Aucun peuple ne veut la guerre, mais, pour ces raisons, les Allemands pouvaient mieux l’accepter. D’autant que l’Allemagne ne cessait d’aligner les victoires psychologiques.

    L’Allemagne était « mâle », la France, « femelle » et la première s’était donné les moyens de réaliser ses pulsions.

    Il me semble que l’état d’esprit des peuples est fondamental pour expliquer les évènements par delà les théories militaires. Mais pas suffisant : c’est la puissance de l’industrie américaine, combinée avec la guerre conduite, qui a gagné en 1945.

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  3. Malcolm Gladwell dans son livre Blink (2005) développe une analyse proche en s'intéressant au général du Marine Corps, Paul Van Riper et ses positions dans le Millenium Challenge de 2002.

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  4. Bonjour,

    Tout d’abord une première précision : je ne fais pas partie de l’équipe de Uchronie 1940. que j’incite vivement à lire, ne serait-ce que la présentation de Laurent Henninger et l’introduction méthodologique de Jacques Sapir.

    Pour le reste je vous remercie d’avoir si bien résumé le propos de La Diagonale de la défaite, notamment sur la contingence de la puissance, non seulement dans le temps mais dans le contexte dans laquelle elle se déploie, ce qui marche ici peut très bien foirer un peu plus loin, et en y apportant deux-trois précisions.

    Sur les spécificités de la guerre américaine d’Orient, j’avais déjà abordé la question dans ma trilogie américaine à laquelle renvoie ma note 437, à savoir American parano, chapitre «Bagdad Café » (2006) ; Sarko l’Américain, «Baghdad Recall» (2007), L’Imposture américaine, «Good Moooorning Obama» (2009). Vos objections sont parfaitement justifiées sous réserve de se rapporter à ces développements – y compris dans American parano un court commentaire de Millenium Challenge que cite un de vos intervenants.

    Sur les questions du management pour lequel nous sommes alors entièrement d’accord, voir de même mes articles publiés dans la Revue Défense Nationale, comme « Le monde selon Rand ». Idem pour la notion de guerre totale américaine dont l’économie n’est effectivement qu’un des éléments, « Le droit en état de guerre ». Tous ces articles étant consultables et téléchargeables sur mon blog http://americanparano.blog.fr, section Médias.

    Quant au débat certes récurrent du sempiternel déclin américain, les textes ci-dessus vous montreront que ce n’est pas tant cette question qui m’importe que de savoir si, comme je l’explique dans la conclusion de mon Imposture américaine, les Etats-Unis qui nous ont été si utiles durant deux siècles, malgré des divergences fondamentales de valeurs que j’examine également, nous le sont encore depuis 2001. Vous aurez relevé, outre mon incise sur l’idée de stratégie quantique, celle sur l’Histoire darwinienne. Il ne s’agit pas de porter un jugement de valeur sur les Etats-Unis mais de savoir, sans faire de sentimentalisme puisque l’Histoire n’en a jamais fait, s’il ne faut pas désormais penser un monde sans l’Amérique dès lors qu’elle ne nous apporte plus rien. Ensuite, c’est aux Américains de s’inventer une autre place dans le monde que celle à laquelle ils avaient pensée, ou de s’en retrancher définitivement. Mais nous ne sommes pas Américains, c’est leur problème pas le nôtre.

    Cordialement.

    Jean-Philippe Immarigeon

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  5. «je ne fais pas partie de l’équipe de Uchronie 1940»

    I was misinformed (des fois, je me prends pour Humphrey Bogart).

    Corrigé.

    «Mais nous ne sommes pas Américains, c’est leur problème pas le nôtre.»

    Je vous approuve d'enthousiasme, sur ce point.

    Les Français me donnent souvent l'impression de se mêler de tout dans les affaires du monde et de donner des avis à tort et à travers, pour se divertir, au sens pascalien, et fuir les questions essentielles plus prosaïques et plus difficiles : quelle est la stratégie de la France ? Quel est son intérêt ? Comment le promouvoir ? Etc.

    La France n'est pas encore mûre pour faire son retour dans l'histoire.

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