Contre l'argent roi !
Par Chantal Delsol
Publié le 09/12/2011 dans Le Figaro
TRIBUNE - Le philosophe Chantal Delsol s'élève contre le mépris des convictions spirituelles qui domine notre société.
Contre l'argent roi: voilà un discours qui emporte tous les suffrages. Il n'est pas un détour de conversation, pas une péroraison de journaliste, pas un discours politique où l'on n'entende cette ardente récusation du matérialisme. De l'extrême gauche à l'extrême droite en passant par les centrismes les plus fades, tous s'indignent contre la «tyrannie des marchés».
Curieux consensus, qui exprime un dégoût de soi. Car il n'y a pas plus matérialistes que nous. À preuve : nous réduisons tout à l'économique, nos problèmes sociaux comme nos problèmes politiques. Qu'on regarde de plus près.
S'agit-il de faire face à une crise économique majeure dans l'ensemble de la zone euro ? Nous mettons en place des gouvernements de salut public, comme si nous étions en guerre. Autrement dit, la crise économique équivaut à une situation de guerre, parce que la question économique est devenue la seule cruciale, par défaut de tout le reste. On utilise alors pour parler des chutes de la Bourse le même ton dramatique qu'on utilisait quand Hitler envahissait la Pologne. En imposant des gouvernements techniciens dans les pays sinistrés, l'Europe indique bruyamment qu'elle est en train d'effacer la politique, et de couronner l'économie à sa place. Nous avons voulu remplacer la guerre par le commerce, et nous y sommes parvenus. Oui, nous pouvons bien injurier l'argent: mais nous n'avons rien d'autre.
S'agit-il de considérer le drame des pauvretés renaissantes, le drame de l'illettrisme au sein de l'Éducation nationale, le drame de la délinquance des mineurs ? Nos experts se penchent sur ces catastrophes et s'écrient immanquablement : de l'argent! Il faut plus d'argent ! Sans jamais s'aviser qu'il faudrait peut-être davantage de famille unie, davantage de temps pris par les parents pour l'éducation, davantage de courage ou d'énergie pour travailler, davantage de sens de l'honneur pour assumer son sort, etc.; autrement dit: davantage de biens spirituels.
Peut-être détestons-nous l'argent. Mais sans conteste nous détestons encore plus les biens spirituels: depuis déjà longtemps nous ne cessons de les dénigrer. Les mêmes qui fustigent avec le plus d'ardeur le matérialisme ambiant se sont efforcés d'anéantir les idéaux; ils ont vilipendé les croyances; ils ont discrédité fanatiquement les espérances du salut; ils ont considéré la défense de n'importe quelle «cause» comme l'expression d'un provincialisme ridicule; ils ont traqué sans pitié tout ce qui n'était pas comptable, mesurable et pesable; ils ont ridiculisé, à l'usage des jeunes générations, les héros et les saints. La passion matérialiste résulte de la destruction des croyances, idéologies, religions et autres, toutes jugées infréquentables. L'argent roi a occupé la place laissée libre par toutes les ferveurs sacrifiées.
La passion de l'argent et du confort, signe de l'esprit bourgeois depuis le XVIIIe siècle, a été déployée avec les Trente Glorieuses et consacrée avec la fin des idéologies. Les passions religieuses, idéologiques, militantes, nous ont fait trop de mal et, du coup, c'est toute adhésion immatérielle que nous détestons. Oui, mais voilà, la nature a horreur du vide: quand un citoyen n'a plus d'idéaux, il tombe amoureux de son écran plat. Notre passion pour l'argent, contre laquelle nous nous élevons avec véhémence, ne nous a pas été imposée sournoisement par quelque classe de banquiers diaboliques: notre matérialisme provient directement de notre mépris des convictions spirituelles.
Derrière cette récusation de l'argent, il y a dans nos sociétés un appel de l'austérité, comme une nausée du confort des Trente Glorieuses. Acheter peu, mépriser le superflu, prendre son temps, honnir l'ambition: certains d'entre nous se sont mis volontairement en mode survie. Mais c'est une austérité sans projets, sans passion, sans ferveur, sans espérance. Elle est vide, parce que tissée autour de la haine - haine des banquiers, haine de soi. Et l'austérité ne peut être fastueuse que si elle se tisse autour de valeurs positives. On ne renonce pas à l'argent par aversion pour les riches, mais pour couronner quelque idéal plus élevé. Un peuple doté de spiritualité peut vivre pauvrement: c'est comme manger des topinambours dans une assiette en vermeil. Pourtant les idéaux nous font peur : ils suscitent le conflit et, en même temps, exigent le lien. Or nous sommes individualistes et pacifistes. Notre aversion de l'argent n'est qu'une rodomontade contre l'argent roi, certes, et qui donc sera le roi?
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