mardi, août 06, 2013

Lost in management (F. Dupuy)

Dans ce billet, comme dans le livre de François Dupuy, le mot organisation désigne la manière dont le travail est réellement fait et non l'organisation telle qu'elle est sur le papier de l'organigramme, qui peut être à cent lieues de l'organisation véritable. La structure (papier) n'est pas l'organisation (réelle).

D'après François Dupuy, durant les trente glorieuses :

>  «on a laissé filer le client». Dans une ère de pénurie relative, le producteur est roi et il commande. C'est le fameux «Le client peut demander n'importe quelle couleur pourvu que ce soit noir» d'Henry Ford. Les organisations ne mettent pas du tout au centre leur client. Le discours en sens contraire n'a qu'une fonction de compensation.

> «on a laissé filer le travail». A coté de poches de sur-travail, cohabitent des poches de sous-travail pour acheter la paix sociale. A coté de la petite (forcément petite) infirmière débordée, il y a la grande infirmière du service voisin qui n'en branle pas une. C'est valable dans le privé. Dupuy mesure l'importance du sous-travail dans une organisation au taux d'intérimaires, puisque la fonction principale de ceux-ci est de compenser le sous-travail des titulaires.

Les organisations traditionnelles sont segmentées, de manière à isoler le travailleur des deux plaies du travail : le client et la collaboration. Ne dépendre que de soi, c'est l'idéal. Les organisations sont naturellement endogènes : elles vivent pour ells-mêmes et tentent de tenir l'extérieur, notamment le client, à distance.

Le summum de l'organisation endogène est l'Education Nationale : alors que le but officiel de l'organisation est l'enseignement, plus on y est diplômé, moins on enseigne. L'organisation fonctionne pour le bien-être de ses employés et non pour les clients.

Quand la concurrence s'est accrue, qu'il a fallu remettre les gens au travail et écouter de nouveau le client, le management a opté pour la coercition, sous la forme des procédures, des indicateurs de performances et du reporting. Or, cette nouvelle technique constitue une régression intellectuelle, puisqu'elle confond, à l'inverse de la démystification introduite par les sociologues, le monde idéal couché sur le papier, la structure, et la réalité de l'organisation.

En fait, la fonction, principale mais cachée, des procédures est de couvrir la hiérarchie : «J'ai fait mon boulot. J'ai écrit une procédure. Si ça ne marche pas, ce sont ces connards d'en dessous qui n'ont pas su l'appliquer».

Ces procédures ont donné aux plus malins une grande liberté : quand vous êtes chapeauté par dix procédures forcément contradictoires, vous choisissez celles qui vous arrangent. Trop de contrôle conduit à la perte de contrôle. Bien entendu, cette situation amène à l'écriture de procédures compensatrices et on tombe dans l'inflation bureaucratique décrite par Michel Crozier. L'erreur est profonde, elle est de croire que le problème est superficiel, qu'il tient à des procédures insuffisantes, alors que c'est l'idée même d'enfermer la réalité dans des procédures qui est fautive, et gravement.

C'est la régulation (par quels moyens l'activité des individus est-elle régulée ? Comment prévenir les excès ? Quelles boucles d'asservissement ? Intéressant problème de cybernétique) qui importe et non la règle.

Pour Dupuy, les organisations occidentales, publiques ou privées, vont droit dans le mur.

Que préconise Dupuy ?

> l'éthique, à laquelle il donne un sens précis : la réduction des incertitudes de comportement. Il cite l'exemple de la famille : chacun connaît instinctivement les limites à ne pas franchir, et pourtant, il n'y a pas de procédure écrite. Cela me fait penser à un autre exemple : au XIXème siècle, dans les usines, le règlement tenait en quelques pages et cela marchait. Pourquoi ? Parce que la place de chacun était définie sans ambiguïté par apprentissage. L'éthique crée la confiance, la confiance crée l'éthique.

> la communauté d'intérêts. Par exemple, répartir l'intéressement sur des groupes plutôt que sur des individus.

Les instruments sont :

> le flou volontaire, qui laisse aux acteurs des marges de manoeuvre acceptées. Par exemple, un crétin de financier (2) considère les doublons et les chevauchements comme de dispendieuses fantaisies, à éliminer d'urgence. Au contraire, il faut comprendre que les doublons évitent les monopoles dans l'organisation qui, comme tous les monopoles, finissent toujours par être très couteux.

> la simplicité, qui contrebalance le flou. Ce qui permis et ce qui est interdit doit être clair et simple, non pas à coup de procédures, mais en récompensant les bonnes choses et en sanctionnant les mauvaises.

Ces solutions peuvent paraître vagues, pour une raison simple : Dupuy n'a pas de recette miracle, il n'est pas marchand de soupe des consultants en management, il juge que c'est à la direction de chaque entreprise de travailler. Elle doit réfléchir à son organisation, aux rapports de pouvoir, à sa stratégie interne et externe (qu'est-ce que je veux faire ? Sur quels groupes m'appuyer ? etc.).

Instinctivement, les batisseurs d'empires industriels savent tout cela. Marcel Dassault, Jean-Luc Lagardère, Steve Jobs etc. n'ont pas bati leurs sociétés avec des procédures. Ils ont souvent joué sur la concurrence interne et les chevauchements, mais la culture d'entreprise (tarte à la crème qui, pour le coup, retrouve un sens) était connue de tous.

Le problème vient avec le changement de génération, quand les batisseurs passent la main aux technocrates, souvent très cons (3), et qui veulent «rationaliser» (l'emploi de cette expression prouve qu'ils n'ont rien compris : quoi de plus rationnel qu'une entreprise qui est passé en 30 ans de 10 employés à 10 000 ?).

On m'a raconté l'histoire d'un de ces batisseurs. Visiteur médical, il a été le premier dans les années 70 à utiliser un ordinateur «portable» (qui avait les dimensions d'un âne mort). Aujourd'hui, il est patron d'un groupe multinational coté en bourse. Un jour de faiblesse, pris par la mode (on y est tous sujets), lui vint l'idée d'embaucher un Polytechnicien (ah, cette funeste fascination des diplômes, nouveaux titres de noblesse) pour «rationaliser» sa société. Au bout de six mois, il a eu le bon sens de le foutre à la porte, comprenant que rationalisation rimait avec rigidification puis condamnation (à mort).

De plus, Dupuy pose une affirmation fondamentale : dans les systèmes endogènes, le changement arrive quand il est possible et non quand il est nécessaire. Ce qui a pour corollaire que lorsque le changement est devenu nécessaire mais qu'il reste impossible, l'organisation meurt plutot que d'évoluer. Mais il se peut aussi que l'instinct de survie dénoue une situation bloquée et rende le changement possible.

Les bons exemples qu'a rencontrés Dupuy sont l'Oréal, Suez et Cisco.

Bien que Dupuy n'en parle pas, il est facile de transposer ses raisonnements à l'Etat français.

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(1) : Dupuy ne conteste pas l'utilité des procédures en production. Il les conteste en tant que substitue au commandement. Tout le monde sait que l'excès de procédures est néfaste, puisque tout le monde sait que la grève du zèle, c'est-à-dire l'application scrupuleuse des procédures, est néfaste. Mais personne n'en tire les conséquences pratiques.

(2) : les financiers ont une intelligence personnelle : ils se sont mis dans la finance, qui est un métier qui rapporte, mais leur intelligence des organisations est, disons, limitée.

(3) : Michel Crozier expliquait la connerie des technocrates non par des défauts individuels mais par une analyse générale : les technocrates sont formés à résoudre les problèmes qu'on leur pose. Or, dans la vraie vie, personne n'est là pour poser des problèmes qu'on doit résoudre, chaque individu vit dans un univers complexe et c'est lui qui le déchiffre et décide que telle chose est un problème à résoudre et telle autre chose ne l'est pas. Il n'y a pas des problèmes et des solutions. Autrement dit, la vie est floue et désordonnée, l'intuition y est utile, à l'exact inverse de la formation des technocrates.

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