De Jacques Sapir :
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Cela conduit [Cicéron] à considérer que tous ceux qui s’élèvent contre le Sénat sont des « séditieux » et qu’il faut mener contre eux une guerre à outrance. Le vocabulaire de la guerre emplit alors l’espace civique. Il utilise dans De re publica la métaphore de la tutelle, une métaphore qu’il reprendra dans De officis. Le peuple est donc considéré comme le fils mineur du Sénat, dans un parallèle avec le droit privé et dans une référence aux pouvoirs du paterfamilias romain. Mais un autre parallèle vient alors à l’esprit. Dans ce « peuple » mis en tutelle par l’élite sénatoriale on peut retrouver comme un écho lointain de la volonté de mise en tutelle du peuple actuel par « ceux qui savent », à la condition que ces derniers fassent preuve de « pédagogie ». Le parallèle est d’autant plus tentant que, peu à peu, les décisions du peuple sont contestées voire révoquées, comme ce fut le cas avec le référendum de 2005 et le traité de Lisbonne qui suivit en 2007. Mais, là où Cicéron usait d’une métaphore juridique, qui restait d’une certaine mesure dans le champs du politique, car le droit est aussi une expression du politique, aujourd’hui l’oligarchie utilise l’extension d’une légitimité scientifique (ou plus exactement pseudo-scientifique) dans un domaine où elle n’a rien à faire.
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Le principe du peuple souverain sera maintenu, du moins dans l’ordre du discours [jusqu'au IIIème siècle]. Il faudra le basculement de l’Empire vers la chrétienté pour que cette référence disparaisse peu à peu et que se substitue à la souveraineté du peuple l’idée d’un pacte entre Dieu et l’Empereur. Mais, ceci est une autre histoire…
Claudia Moatti en tire les conclusions dans ce passage qu’il convient de citer : « Ceux qui aujourd’hui définissent la res publica comme le gouvernement en vue du bien commun ne s’encombrent pas de ces distinctions, pas plus que les sénateurs de l’époque impériale ; or, l’idéologie est bien différente là encore selon que ce commun dépend des citoyens ou de la cité ; selon qu’il est une notion surplombante ou en mouvement. En mouvement, le bien commun peut-être défini comme le résultat visible de l’action conjuguée de tous (…), surplombant il devient un principe invariable, un universel caché au nom duquel on rejette une partie de citoyens hors de la cité ». Ce passage résonne, dans la France d’aujourd’hui, avec une force certaine.
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Beaucoup de choses me mettent hors de moi dans la politique contemporaine, comme mes lecteurs le savent bien, parce que, sur la forme, on est en démocratie, mais la dérive tyrannique sur le fond est bien engagée et presque achevée.
Parmi les expressions débiles des politiciens (elles le sont toutes, puisque les politiciens sont des menteurs professionnels), il y en a deux qui me font encore plus bondir que les autres : « Il faut faire de la pédagogie » et « On n'a pas assez bien communiqué ».
« Il faut faire de la pédagogie » sous-entend que le peuple est un enfant, c'est aux enfants qu'on « fait de la pédagogie ». Et « On n'a pas assez bien communiqué » sous-entend que le peuple est un abruti et que si on ne lui parle pas comme à un débile mental à 3 de QI, si on ne descend des sphères de la haute intelligence technocratique (parce qu'on est intelligent, nous, hein, on a des diplômes qui le prouvent) pour s'abaisser à son niveau, il ne comprend rien, ce con.
Et pour ajouter l'outrecuidance à l'insulte, tout cela est dit avec une parfaite bonne conscience par les imbéciles qui mènent la France dans le mur depuis quarante ans. Moi, je serais eux, vu les résultats, je ne ferais pas tant le fier. Evidemment, c'est ce qui fait la différence entre nous : eux n'ont honte de rien.
Bien sûr, j'ai envie de répondre : « Ducon, je n'ai besoin ni de pédagogie ni de communication. J'ai regardé ton truc, j'y ai réfléchi et je n'ai pas besoin qu'on m'explique : je ne suis pas d'accord. Point barre. Casse toi avant que je te mette la mandale que tu mérites ».
La question posée par Sapir est simple et très contemporaine, bien qu'elle date de Rome : la Res Publica était-elle une chose commune, au niveau de tous, issue de la confrontation des opinions politiques ou est-elle une chose sacrée, surplombante, qu'il convient de préserver à tout prix, quitte à en confier la gestion à une oligarchie supposée plus raisonnable que le peuple ?
On voit bien que la dérive actuelle est oligrachique : on sacralise la « République » mise à toutes les sauces, l'étape d'après est évidemment de dire que c'est une chose tellement sacrée qu'il est fou de la soumettre aux aleas des élections.
Je n'aimais pas Sarkozy, mais un des reproches qu'on lui faisait qui me mettait hors de moi, comme la « pédagogie » et la « comunication », était d'être un « diviseur ». Et alors ? La division et le conflit sont l'essence même de la politique ... sauf dans la vision oligarchique où le peuple est unanime sous la direction de bons maîtres éclairés et les opposants des brebis galeuses.
Faire de « diviseur » une insulte politique sous-entend qu'on nie la souveraineté du peuple, qui se divise naturellement pour former ses opinions. Je ne l'avais pas compris aussi explicitement qu'aujourd'hui mais je le sentais déjà profondément.
Aujourd'hui, la démocratie rencontre un obstacle qui ne laisse pas de me soucier : le sophistication de la fabrique du consentement, le haut degré de perfectionnement de la manipulation des foules. C'est pourquoi je pense sur ce point qu'il faut revenir à la base de la démocratie : des questions simples, qui nous concernent tous. Cela me paraît offrir le moins d'emprise à la manipulation. Et c'est, bien entendu, ce qu'évitent au maximum nos politiciens. Après le référendum de 2005, il n'y aura plus jamais de référendum en France.
Je ne suis pas un grand démocrate, je n'idéalise ni le peuple ni la démocratie. Mais je ne suis pas un faux-jeton comme ces connards de Macron et de Philippe : je ne m'emplis pas la bouche du mot « démocratie » pour mieux mépriser le peuple, en pratique.
Celui qui fusillera tous les technocrates fera oeuvre de salubrité publique pour la France.
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