«En abandonnant ses interprètes afghans, la France a trahi son honneur»
INTERVIEW - Brice Andlauer et Quentin Müller, journalistes indépendants, ont enquêté sur ces quelque 800 hommes recrutés par l'armée lors de l'intervention française.
Après le retrait de ses forces armées en Afghanistan, la France laisse derrière elle 800 interprètes («Tarjuman», interprète en langue dari, dialecte persan parlé en Afghanistan) qui ont aidé ses soldats sur le terrain tout au long de l'intervention, de 2001 à 2012. La plupart d'entre eux n'ont jamais obtenu de visa pour être rapatriés ; depuis, certains ont trouvé la mort dans un attentat. Tous sont menacés. Brice Andlauer et Quentin Müller, journalistes indépendants, publient le récit accablant de ce qu'ils considèrent comme un scandale d'État: Tarjuman, une trahison française (Bayard).
LE FIGARO. - Qu'est-ce qui vous a amenés à vous préoccuper du sort des PCRL, «personnel civil de recrutement local» en jargon militaire, ces interprètes locaux qui ont assisté nos forces armées en Afghanistan?
Brice ANDLAUER (à gauche sur la photo). - Début 2017, une dépêche AFP disait que d'anciens interprètes afghans de l'armée française manifestaient simultanément devant l'ambassade de France à Kaboul et devant l'Assemblée nationale à Paris. En découvrant les témoignages de ces jeunes hommes, un profond sentiment d'injustice nous a envahis. Ce sentiment s'est confirmé lorsque nous avons examiné leurs dossiers exemplaires et les photos d'eux posant tout sourire avec des soldats, puis les lettres de menaces de mort émises par les talibans et les refus laconiques de visas par l'ambassade. D'où une injustice, mais aussi une atteinte à l'honneur dans cette affaire qui impliquait l'ensemble de l'appareil étatique français.
La France a employé environ 800 de ces «Tarjuman». Qui sont-ils et comment ont-ils été recrutés?
Quentin MÜLLER (à droite sur la photo). - Ce sont de jeunes Afghans principalement issus des classes moyennes basses et éduquées d'Afghanistan. Un petit tiers avait appris le français au lycée ou à l'université. Certains étaient amoureux de notre pays avant même le début de l'intervention militaire française! Les deux autres tiers parlaient anglais et étaient parfois recrutés en fonction de leurs compétences ou de leur connaissance du terrain. Leurs fonctions étaient aussi diverses que celles de nos soldats: ils étaient bien plus que des traducteurs. Beaucoup rejetaient l'intégrisme religieux et souhaitaient en finir avec les islamistes. Alors quand les troupes de l'Otan sont venues libérer l'Afghanistan des talibans et d'al-Qaida, ils ont saisi l'occasion de s'engager pour libérer leur pays.
Avaient-ils conscience des risques qu'ils prenaient?
Brice ANDLAUER. - Ceux qui travaillaient sur des bases avancées en dehors de Kaboul connaissaient les risques liés au combat. Plusieurs d'entre eux (au moins une dizaine selon notre décompte) sont d'ailleurs morts en opération aux côtés des militaires français. En revanche, le risque de vivre traqué par les insurgés islamistes après le départ des troupes françaises n'était pas envisagé par les interprètes. Tous racontent la même chose: ils se sont engagés pour libérer le pays et pensaient que le jour où les militaires partiraient, cela voudrait dire que la paix serait revenue en Afghanistan. Aujourd'hui, la situation en Afghanistan est encore pire qu'à l'arrivée de la coalition en 2001. Surtout, ils s'imaginaient encore moins que dans une telle situation, leurs demandes de protection seraient refusées.
La France a fini en 2014 de retirer ses forces d'Afghanistan: depuis, que sont devenus les Tarjuman?
Quentin MÜLLER. - Il y a eu une recrudescence des menaces et tentatives d'assassinat contre les Tarjuman. Ils se sont cachés et sont devenus des «clandestins» dans leur propre pays. Beaucoup n'ont pas pu retrouver un emploi stable et correct par peur de trop s'exposer. Ils sont restés comme des bêtes en cage. Ils ont d'abord vécu sur leurs économies accumulées avec les salaires français, puis ont demandé une aide financière de leur famille ; parfois, ils ont vendu l'or et les bijoux de leur femme offerts à leur mariage. Une honte absolue en Afghanistan… Certains vivent actuellement avec très peu et sont dans une situation économique et sociale d'extrême urgence. Je pense à Zubair Yousefi, qui a été récemment blessé dans un attentat et n'a pas assez d'argent pour soigner son bras meurtri par l'explosion, ni pour se chauffer ou pour acheter des médicaments pour ses enfants malades. Il y a aussi le destin tragique de Qader Dawoudzai, mort dans un attentat en octobre 2018 alors que sa demande de visa avait été refusée par la France.
Pourquoi la France n'a-t-elle pas octroyé de visas à tous les Tarjuman qui en faisaient la demande?
Quentin MÜLLER. - Il y a eu un processus de sélection des demandes, mis en place entre 2012 et 2013 dans le plus grand des secrets par l'ambassade française à Kaboul et par l'armée française. On a «trié» les Tarjuman encore en fonction (200 environ) pour choisir «les meilleurs». Aucun Afghan ne devait être mis dans la confidence. Le cabinet de Manuel Valls a fixé un quota ridicule de 35 interprètes à rapatrier, puis après l'intervention de l'ambassadeur Bajolet, le quota est monté à 73… sur plus de 800 PCRL employés pendant toute la durée de la présence française en Afghanistan! Grâce aux efforts de Caroline Decroix, une avocate en droit des étrangers qui a créé l'Association des interprètes afghans de l'armée française, en 2015, pour leur venir en aide, deux vagues de rapatriement en 2015 et 2018 permettront d'en rapatrier 152 supplémentaires.
Un employé d'ambassade écrit, dans une note interne que vous citez: «Ce truc va nous exploser à la g… sous la plume d'un journaliste.» Pourquoi l'administration n'a-t-elle pas infléchi son attitude?
Brice ANDLAUER. - À Paris, cette prise de conscience n'a pas eu lieu. Cette affaire est tombée dans les limbes des procédures administratives. Les différents ministères se sont renvoyé la responsabilité du dossier pendant des années. Puis, sans directives claires de l'Élysée, les passeports des Tarjuman ont littéralement pourri dans les tiroirs de l'ambassade. Ajoutez à cela la peur panique du service juridique du ministère des Armées de créer une jurisprudence obligeant l'État français à protéger ses interprètes sur les prochains conflits, et vous comprenez que c'est l'administration tout entière qui est responsable, au moins par son immobilisme. La menace qui pesait sur les interprètes a toujours été sous-estimée. Ils étaient d'office considérés comme des menteurs et des opportunistes. Ils ont été traités avec mépris, condescendance, et parfois même une pointe de xénophobie, comme le prouvent les documents confidentiels auxquels nous avons eu accès.
En vous lisant, on pense à l'abandon par la France de ses harkis…
Quentin MÜLLER. -Les harkis étaient des Français et le contexte colonial était bien différent de l'engagement des Tarjuman, qui pensaient avant tout à leur pays, sans songer à rejoindre la France un jour. Mais force est de constater que la France manque de nouveau à son devoir moral envers celles et ceux qui ont guidé, aidé nos troupes et se sont battus à leurs côtés, sur des terrains inconnus. Actuellement, le ministère des Armées déclare employer 3640 supplétifs étrangers sur différentes opérations extérieures. Quel sera leur sort? Nous ne devons pas répéter les erreurs du passé.
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 11/03/2019.
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