Disons le tout net : l'auteur entend démontrer une hypothèse que je crois fausse.
Krumeich veut nous convaincre que le nazisme et ses horreurs sont uniquement le produit du traumatisme de la défaite de 1918.
Je pense au contraire qu'il y a une veine raciste et génocidaire dans la culture allemande unique en Europe : le génocide des Heréros (1) date d'avant 1918, celui des Arméniens aussi. Au passage, des protagonistes de ces deux génocides ont participé ensuite à l'extermination des juifs.
Certains ajoutent même le massacre des Indiens d'Amérique dans la mesure où il y avait une forte proportion d'immigrés allemands impliqués.
Je reste un partisan de la vieille thèse française anti-allemande disant qu'il y a au fond de l'âme allemande un systématisme (les lourds systèmes de la philosophie allemande qui fascinent tant les intellectuels français) très dangereux (2), de la même manière qu'un rouleau compresseur sans conducteur est dangereux.
Pourtant, je ne méconnais pas que le précurseur des génocides modernes est le populicide vendéen perpétré par des Français. Ce qui m'amène à un peu de retenue vis-à-vis de nos voisins allemands. Nul n'est innocent.
Ceci étant dit, le travail de Krumeich sur le traumatisme de 1918 est passionnant.
Pour les Français (en tout cas, ceux qui sont bien informés), notre victoire de 1918 est complète et sans ambiguïté : les Allemands sont battus industriellement, tactiquement et stratégiquement.
Or, ce n'est pas du tout l'impression des Allemands, maintenus dans une grande ignorance par leurs militaires (3).
Leur obsession de la bataille décisive -que les Russes sauront remarquablement exploiter en 1943 (4)- les empêche de comprendre la stratégie française. Oui, l'Allemagne n'a pas perdu une grande bataille décisive. Parce que le choix des Français était justement d'éviter une grande bataille, d'enchaîner les « petites » batailles à un rythme insoutenable pour l'armée allemande. Et celle-ci a fini à genoux, des centaines de milliers de soldats se laissant faire prisonniers ou désertant (on parlait de la « volatilisation » des soldats allemands : ne pas revenir de permission, se "perdre" lors d'un transport, ne pas sortir de l'hôpital ...).
De plus (c'est une erreur politique plus que militaire, merci les Américains), le territoire allemand n'a pas été envahi.
Cependant, pour bien comprendre comment le peuple allemand peut commettre une telle erreur d'appréciation (penser que l'Allemagne n'a pas vraiment perdu la guerre), il faut revenir aux années de guerre.
Coté allié, après de vifs débats, la censure est progressivement allégée, de manière à ce que les civils soient informés avec réalisme. Il y a beaucoup moins de bourrage de crâne en 1917 qu'en 1914. C'est notamment la position de Clemenceau. Cette heureuse décision permet de ne pas trop creuser le fossé entre l'arrière et l'avant.
L'Etat militariste allemand a fait le choix inverse, l'essentiel étant que « les populations restent calmes ». Ceci a pour effet de rendre la guerre lointaine et abstraite. Les études d'opinion montrent que la population se désintéresse de plus en plus du déroulement des opérations. Est ainsi expliquée l'ampleur des grèves de 1917, aggravées par les privations.
De plus, les propagandistes officiels essaient de rejeter la faute de tout ce qui ne va pas sur les profiteurs de guerre ... juifs.
Ces prémices permettent de comprendre la continuité d'opinion entre la guerre et l'immédiat après-guerre.
Il est significatif que l'événement extérieur ayant conduit à la demande d'armistice allemande, la capitulation autrichienne et la route de Berlin ouverte par le sud, ne soit jamais évoqué par les tenants de la théorie du coup de poignard dans le dos.
La fondation américaine Carnegie finance en 1926-27 une étude extensive de la mentalité et de la psychologie allemandes. Les résultats sont très intéressants : l'incapacité à compenser le traumatisme des pertes par la consolation de la victoire induit chez les Allemands une incapacité à analyser cette guerre de manière sereine. Quelle que soit soit la position des interlocuteurs, militariste, pacifiste, nationaliste, internationaliste, elle est excessive, peu attachée aux réalités concrètes, traitées comme arguments subalternes. On peut parler d' « une fuite généralisée dans le mythe ».
On notera aussi les importants travaux des psychologues sur les traumatisés de guerre et l'effet de ces traumatismes individuels sur la vie sociale des malades.
La république de Weimar a été, hélas, remarquablement inapte à prendre en compte ce traumatisme. Elle a bien traité les invalides de guerre mais comme des invalides civils, ce qui a fait dire à un président d'association d'anciens combattants « non, je n'ai pas eu le bras arraché par un tramway ». Et l'érection des monuments aux morts n'a pas été une grande cause nationale comme chez les vainqueurs.
Les nazis ont, eux, très bien compris l'intérêt de prendre à la charge la cause symbolique des anciens combattants. Ils ont financé des monuments, ils ont organisé de belles et grandioses cérémonies. Ce n'est donc pas par hasard si les anciens combattants formaient le groupe social où les nazis étaient les plus populaires.
Au point que, lors du dernier vote à peu près libre du Reichstag, en mars 1933, les sociaux-démocrates qui ont refusé les pleins pouvoirs à Hitler ont tout de même reconnu qu'ils étaient d'accord avec lui sur sa politique extérieure de revanche du traité de Versailles.
Il est donc logique que le sommet de la popularité de Hitler chez les Allemands soit juillet 1940, puisque la victoire sur les Français, revanche de 1918, est l'ultime moyen de guérir de ce traumatisme collectif.
Les vainqueurs de 1945 en ont tiré la leçon : ils ont vitrifié l'Allemagne et ils ont vitrifié la politique allemande. Plus d'expression politique du traumatisme collectif puisque plus d'Allemagne et plus de politique allemande. Plus de risque de guérison du traumatisme par la revanche. C'est la logique « maladie guérie, malade décédé ».
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(1) : citation de Wikipedia :« Les violences perpétrées dans le cadre de la colonisation allemande se distinguent des autres néanmoins, dans la mesure où, en 1904, un ordre d'extermination a été donné par l'Empire allemand sur des sujets qu'il était censé protéger ; quant aux survivants ils ont été placés dans une situation d'esclavage. ».
(2) : bien sûr, j'ai des arrières-pensées (qui ne sont d'ailleurs pas très arrières !) contemporaines. Je pense que le systématisme allemand, sous sa forme merkeléenne cette fois, est à nouveau un péril mortel pour l'Europe. Et, une fois encore, la défense de la liberté se fait outre-Manche.
(3) : les militaires allemands, ignobles jusqu'au bout, ont courageusement fui leurs responsabilités en envoyant un civil négocier à Rethondes (il finira assassiné par des nationalistes).
(4) : Stalingrad, Koursk.
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