samedi, janvier 14, 2006

L'ensauvagement (T. Delpech)




FFFF

Livre brillant et pourtant facile à lire. D'une manière qui m'a surpris, elle fait la synthèse de mes deux précédentes lectures (Le siècle de M. Pétain, Chroniques d'une résistance) :

> Le danger islamiste est gravement sous-estimée en Europe. Ce n'est pas une méconnaissance, mais un déni de réalité.

> Le refus des conflits est notre principale faiblesse.

Et elle joint ces deux idées : l'Europe est rétive à l'idée de "guerre contre le terrorisme" car elle est plus menacée que les USA par la désintégration provoquée par l'immigration massive (meutre de Théo Van Gogh, émeutes françaises) et, hantée par ce danger de guerre, elle préfère le nier, nier le monde et ses risques et s'isoler, quitte à abandonner ses responsabilités.

L'histoire du XXème siècle montre assez que l'histoire n'est pas un long fleuve tranquille. Le XXème siècle est fini en Europe depuis 1989 mais pas en Asie, où les tensions héritées des deux guerres mondiales et des révolutions russe et chinoise (1) subsistent. Or, il est tout à fait illusoire de croire que l'Europe échapperait aux conséquences d'une guerre asiatique ; d'ailleurs, l'Europe ne le croit pas, alors elle fait semblant de croire ou, pire, croit vraiment, que les guerres appartiennent au passé et que les craintes des Américains sont dues à la paranoïa.

Comme Slama (les deux livres sont sortis à la même date), elle emploie pour qualifier l'attitude de l'Europe le mot schizophrénie (2), pour les mêmes raisons : confusion du maternel (négociations, protection) et du masculin (force, menace) qui fait disparaître le masculin. Il n'est peut-être pas très judicieux d'attribuer un trait psychologique à une collectivité, mais, même si ça ne reste qu'une image, je la trouve parlante.

C'est pourquoi l'envie de J.Chirac de recommencer les exportations d'armes vers la Chine et les déclarations de G. Schröder comme quoi la Chine peut faire ce qu'elle veut de Taïwan lui paraissent appartenir au plus haut degré d'irresponsabilité et d'inconscience (avis que je partage).

Elle présente la méconnaissance de l'Européen moyen sur les questions stratégiques asiatiques comme un symptôme fin mais révélateur du retrait de l'Europe des affaires du monde.

Elle rappelle que l'enchainement conduisant à la première guerre mondiale fut une mécanique, fort bien décrite par John Keegan, chaque décision apparemment raisonnable entraînant une autre décision apparemment raisonnable, pour aboutir au cataclysme. C'est folie de faire le moindre pas, aussi minime soit-il, vers un mécanisme de ce genre.

Puisque je m'intéresse à l'éducation, petit exemple d'ensauvagement : après la première alerte de la crise de 1905, les instituteurs français prirent conscience des dangers de guerre et poussèrent pour des manuels scolaires moins revanchards. Ces demandes, qui, après coup, nous semblent raisonnables, furent balayées par l'esprit du temps. La mécanique infernale était déjà en place dans les esprits. Aujourd'hui, on peut se féliciter du combat de certains instituteurs pour la laïcité et la libre-pensée face à l'obcurantisme communautaire, principalement islamiste.

Contrairement à ce qu'on croit, certains avaient anticipé la catastrophe de la première guerre mondiale (3), mais ils n'avaient pas été écouté. Aujourd'hui, écoutons nous davantage ceux qui nous disent que la conjonction de notre inconscience, de la pauvreté et de l'islamisme est grosse d'un désastre ?

Quelques citations des deux grands hommes du XXème siècle . Hitler : "Mes armes sont la confusion mentale, les sentiments contradictoires, l'indécision et la panique." Staline : "La mort résout tous les problèmes. Pas d'hommes, pas de problèmes."

Ce qui donne une grande puissance aux dangers est la technique.

L'auteur fait trois paris pour 2025 :

> le terrorisme islamique sera plus que jamais d'actualité, d'autant plus que, en matière d'organisation et de technique, il progresse plus vite que les polices qui lui sont opposées. Néanmoins, la principale faiblesse de l'occident est dans le domaine des idées : il n'y a même pas de lutte. Les barbus font de la propagande à tout-va sans contradiction : En France, aucune autre réponse [au problème de l'immigration] n'est apportée que la "politique de la ville et de l'intégration", que l'on aurait de la peine à décrire plus en détail. On se pose d'ailleurs jamais la question de savoir dans quoi l'intégration doit se faire, ni si une intégration réussie peut avoir lieu dans des sociétés qui n'ont pas de cohésion interne. Nous ne croyons pas suffisamment à nos valeurs pour les enseigner [toujours le pb de l'école] et moins encore pour les défendre, telle est la racine de problème, que les terroristes n'ignorent pas. C'est même l'une des raisons principales pour lesquelles ils sont convaincus qu'ils finiront par l'emporter [en effet, c'est exactement ce que disent les textes islamistes : les infidèles sont faibles parce qu'ils ne croient en rien].

> les armes de destruction massive vont proliférer. L'auteur va jusqu'à envisager une réunification des deux Corée au profit de la Corée du nord à la suite d'un chantage nucléaire.

> le troisième pari tient à la Chine : guerre avec Taïwan, démocratisation ou chaos ? Aujourd'hui, le nationalisme est la seule "colle" qui tient la Chine. En tout cas, les Européens n'ont pas du tout mesuré le problème. Dans vingt ans, l'armée chinoise sera moderne et nombreuse. C'est maintenant qu'il faut s'y préparer et avoir une idée d'où on veut aller. En 2025, il sera trop tard. Pour l'instant, seuls les Américains, qui sont des imbéciles c'est bien connu, s'en préoccupent. La Chine se prépare à être une puissance mondiale contrôlant le Pacifique, cela ne pourra se faire sans une nouvelle guerre, peut-être pas froide, avec les USA. L'Europe ne s'en soucie pas : Et, comme rappelle Clausewitz, "On peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s'assoir dessus." C'est un jugement que l'impressionnante modernisation de l'armée chinoise évoque chaque année davantage.

Je rappelle à mes sympathiques lecteurs que la Chine n'est pas seulement le pays des gentils lutins jaunes qui fabriquent des fringues pour moins que rien, c'est aussi le pays qui estime que Taïwan doit être récupéré à tout prix et qui, en conséquence, pointent 600 missiles sur cette île et a déjà fait des provocations fort dangereuses (tir de missile ballistique dans les eaux de l'île : en cas d'incident de tir ou de perte de sang-froid d'un militaire taïwanais, c'était la guerre)

L'auteur parie pour la guerre.

Questions ouvertes pour 2025 :

> la maîtrise des technologies. L'astrophysicien Martin Rees a parié 1000 dollars que d'ici 2020, une bio-erreur ou une bio-terreur feraient plus d'un million de morts. On rappelle qu'en 2003, des chercheurs australiens ont, sans le vouloir, tué toutes les souris de leur laboratoire en travaillant sur la variole.

> la pluralité des acteurs, avérés ou potentiels, nucléaires au Moyen-Orient (au moins Israel, Iran, Egypte, Arabie Saoudite, Turquie)

> Israel-Palestine, ça traine depuis 1948, sera-ce réglé en 2025 ?

> Europe-Turquie. Scénario catastrophe : refus d'adhésion par votes populaires ou parlementaires après vingt ans de négociations et de préparation. Il faudrait avoir le courage de dire non aujourd'hui.

> éclatement du Pakistan. Conflit nucléaire avec l'Inde.

> guerre Chine-Taiwan. La probabilité de ce conflit est très élevée. L'auteur est pratiquement persuadé que cette guerre aura lieu, reste à en mesurer les répercussions. La Chine essaiera de faire en sorte que ça soit une guerre-éclair, de manière à mettre le monde devant le fait accompli ; ce qui veut dire, compte-tenu des performances du matériel militaire, que les décisions cruciales seront prises dans les toutes premières heures. Que feront les USA et les pays européens ? On ne peut exclure en 2025 de se trouver en présence d'une région très fortement nucléarisée, avec le Japon , les deux Corée (ou une Corée réunifiée), l'Indonésie ou la Malaisie, tous détenteurs d'armes nucléaires. Un conflit dans cette partie du monde prendrait vite un tour excessivement dangereux, où les Européens devraient à tout le moins contribuer à prévenir une victoire chinoise et un embrasement régional. Pour ce faire, des scénarios devraient être établis dès à présent avec les Etats-Unis, le Japon, voire l'Inde. La région a montré en 2005 son caractère potentiellement explosif. Si un conflit éclate, il ne sera pas question d'improviser.

Nota : les militaires chinois s'intéressent beaucoup plus que les Européens à la "révolution dans les affaires militaires" commencée par les USA. Ils ont écrit des livres sur le sujet qui ont eu un succès public.

> Le XXième siècle, siècle de la peur ? Epidémies, catastrophes, guerres, attentats.

L'auteur est très pessimiste sur la Russie qui est dans une phase d'autodestruction (les courbes de natalité et d'espérance de vie ont pris une allure plongeante terrifiante), elle trouve Poutine médiocre. Elle attribue les problèmes de la Russie au fait qu'il n'y a pas eu de bilan national du communisme (équivalent de Nuremberg + dénazification) qui aurait permis de tourner la page dans les têtes. C'est pourquoi on en reste toujours aux méthodes violentes et autocratiques et que les Russes n'ont toujours pas compris la valeur individuelle et collective de la liberté.

Dans ce paysage d'ensemble, la soudaineté et l'ampleur des changements en Europe orientale, au Moyen-Orient, en Asie Centrale et en Extrême-Orient, font un contraste saisissant avec la léthargie de l'Europe dont la "pause" s'apparente dangereusement à de l'immobilisme. Tout se passe comme si les bouleversements qui se produisent dans le monde ne la concernaient pas. L'Europe aurait-elle abandonnée cette curiosité séculaire pour les autres régions de la planète qui atant contribué à sa grandeur ? Aurait-elle perdu le sens de l'appel de la liberté et des valeurs de la démocratie qui ont pris naisance chez elle ? [...] Les résultats de cette myopie ne sont pas attendre. Plus personne ne se réclame de l'Europe.


J'ai apprécié ce livre car il me donne enfin une explication à la bulle d'irréalité dans laquelle je vois vivre l'Europe et spécialement la France. De plus, il correspond assez bien à mon idée "américaine" suivant laquelle les hommes peuvent avoir prise sur les évènements.

Qu'en tirer ? Une grande inquiétude devant l'inconscience de l'Europe et une maxime : la liberté première partout. Seule la rencontre de plusieurs libertés peut éviter les confrontations brutales. Le mépris de la liberté, surtout celle des autres et pour les meilleures raisons du monde, est le premier pas vers la barbarie. Or, le moins qu'on puisse dire, c'est que les Européens ne mettent pas beaucoup d'ardeur à défendre la liberté (voir la Corée du nord, l'Ukraine, la Chine, la Tchetchenie, l'Irak etc.) Il semble que, pour une part, la faiblesse militaire de l'Europe, pour raisons économiques et pacifistes, conditionne sa politique, ce qui rappelle de sinistres souvenirs des années 30.

Le pire n'est jamais sûr mais il faut aider les probabilités : travaillons à ce que le pire n'advienne pas.

En aparté : je crois que l'auteur n'a pu dissimulé complètement un mépris certain des irresponsables appelant au meurtre, ou justifiant celui-ci, à partir du Café de Flore. Thérèse Delpech écrit "Il y a [les écrivains] qui dégoûtent les lecteurs de toute réflexion sur la [lecture de l'avenir]." Après quoi, elle cite donc une lettre savoureuse du 28 aout 1940 de Simone de Beauvoir expliquant que Sartre ne croyait du tout à la guerre prochaine "Sartre n'y croit pas [...] il est paisible comme tout.". Décidément, celui-là, la clairvoyance a toujours été sa grande spécialité ! On a les gourous qu'on mérite. Surtout que, par comparaison, Tocqueville, ce libéral (donc un salaud et un imbécile), a fait des prévisions qui, avec 150 ans de recul, font encore pâlir de jalousie plus d'un spécialiste de politique internationale ; prévisions qui sont d'autant plus remarquables qu'elles se basent sur un raisonnement et non sur une intuition. Elle ajoute cette superbe citation de Sartre en tête du chapitre La corruption des principes : "Abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups : supprimer un oppresseur et un opprimé. Restent un homme mort et un homme libre." On est confondu devant tant de "paisible" barbarie. Bêtise, avez-vous dit ?

(1) : pour illustrer 'l'ensauvagement" du aux révolutions rouges (c'est le cas de le dire), elle évoque les nombreux cas de cannibalisme lors de la grande famine organisée par Staline en Ukraine et, pour faire bonne mesure de notre aveuglement, elle cite un poème de ce salopard d'Aragon à la gloire du lyssenkisme, théorie absurde qui servit d'instrument à cette extermination. Elle rapporte aussi des cas extrêmes de cannibalisme d'étudiants sur des professeurs vivants (!!!) lors la révolution culturelle chinoise, et le refus de Jean Daniel de condamner. Elle pense que de telles atrocités qui, contrairement au nazisme, n'ont pas fait l'objet d'un travail national, viendront hanter l'avenir de la Russie et de la Chine. On pense que les différentes répressions de Mao ont fait autour 70 millions de morts et celles de Staline autour de 60 millions, chiffres à donner le vertige. A noter : la Corée du Nord, oui celle de 2006, est tout à fait digne de Mao et de Staline.

Autre anecdote terrible d'ensauvagement : un camp du goulag livrait du bois à la Grande-Bretagne. Les zeks, à bout, se sont coupés les mains pour ne plus travailler et ont mis les mains coupées dans les colis. Il n'y a pas eu de réaction anglaise à la livraison ! (voir Récits de la Kolyma)

Vous comprendrez que, pour avoir lu de telles histoires (voir aussi Une journée d'Ivan Denissovitch, Manuel du goulag et L'archipel du goulag) j'ai la dent dure pour ceux qui se réclament du communisme (Laguiller, Besancenot, Buffet) ou qui en sont fiers (Jospin, Mitterrand). Le PCF pourrait, au moins, c'est le minimum minimorum, avoir la décence de changer de nom.

(2) Schizophrénie (Petit Robert) : psychose caractérisée par une désagrégation psychique (ambivalence des pensées, des sentiments, conduite paradoxale), la perte du contact avec la réalité.

(3) Ivan Bloch, La guerre future aux points de vue technique, économique et politique publié à Paris en 1898. De nombreuses erreurs ponctuelles mais une vision d'ensemble étonnament juste : interminable conflit de masse, extrêmement meurtrier, immobile, et impliquant les sociétés toutes entières. Il a juste fait l'erreur de croire que, l'humanité n'étant pas suicidaire, elle renoncerait à une guerre aussi terrible.

Extrait :


[A props du refus par les Européens de l’expression « Guerre contre le terrorisme »]: « Plus grande que la honte de la guerre est celle des hommes qui ne veulent plus rien en savoir. » [Note de bas de page : C'est aussi une des leçons d'Hermann Broch dans son roman Les Irresponsables.] D'où vient donc ce romantisme niais qui veut que l'histoire prenne soudain un cours paisible? Comment ne pas penser qu'une résistance aussi forte vient de la conviction que les temps à venir seront durs, surtout peut-être en Europe, qui doit faire face à des problèmes internes d'intégration beaucoup plus sérieux que les Etats-Unis [Note de bas de page : Voir Emmanuel Bramer, Les Territoires perdus de la République, Mille et Une Nuits, 2002.], à un moment où la poursuite de l'immigration est devenue une nécessité économique? La crainte de la désagrégation interne des sociétés européennes joue un rôle majeur dans le déni de la réalité terroriste.

De fait, des événements troublants se produisent sur leur sol. L'assassinat de Théo van Gogh à Amsterdam le 2 novembre 2004 montre qu'elles auront de sérieuses difficultés à maintenir - ou plutôt à instaurer - un pacte social avec les immigrés qui sont sur leur sol et entendent y rester. Il a été poignardé dans une des villes les plus calmes d'Europe, puis achevé à coups de revolver et égorgé d'une oreille à l'autre. Pour faire bonne mesure, un message de menaces a ensuite été planté bien en évidence sur son cadavre avec un couteau. Après l'attentat du 11 mars 2004 à Madrid, l'idéal de non-violence des sociétés européennes s'est trouvé à nouveau brutalement remis en cause au sein d'une des nations où il était le plus manifeste. Le meurtrier, un jeune Marocain de 26 ans, avait été accueilli à la mosquée Al-Tawhid, un foyer fondamentaliste comme il y en a tant en Europe. Plus de 300 000 immigrés marocains vivent aux Pays-Bas [Les Pays-Bas comptent 900 000 musulmans, dont 300 000 Marocains ] et les représailles anti-islamiques qui ont eu lieu au début du mois de novembre 2004 - attentat à la bombe contre une école islamique, profanation d'une mosquée, tentatives d'incendie... - montrent assez que l'événement marque une rupture, Au même moment, le Conseil de l'immigration marocaine, qui travaille à l'intégration des Marocains aux Pays-Bas, a fait l'objet de menaces de la part des fondamentalistes musulmans. Le traumatisme du pays et sa difficulté à comprendre ce qui s'est produit ont été exprimés de façon pathétique par l'argumentation persistante sur l'esprit de tolérance néerlandais, comme si cette caractéristique n'était pas précisément une des causes du crime.

Quelques mois après l'assassinat du réalisateur hollandais, c'est en France qu'un appel a été lancé en mars 2005 contre le «racisme anti-Blancs» par des personnalités de tous bords politiques, mais majoritairement de gauche, après des manifestations lycéennes où des « ratonnades anti-Français » avaient eu lieu. Dans une jeunesse immigrée dont la violence est d'autant plus grande que le pouvoir d'expression est plus limité, la francophobie et la judéophobie se sont trouvées confondues en une même pelote de haine. Des événements comparables ont eu lieu en Amérique dans les années 1970. Mais l'Europe n'a pas la même expérience historique. Du coup, la crainte de sociétés fragmentées, en voie de tribalisatkm, a commencé à se répandre en dehors des cercles des politiques et des sociologues, qui connaissent cette dérive depuis des années. Comment intégrer des jeunes qui n'aiment pas la France dans une France qui ne s'aime pas ?[ Note de bas depage : C'est une formulation d'Alain Finkielkraut dans un article paru dans Libération, le 26 mars 2005.] C'est bien ainsi que la question doit être posée.

Dans toute l'Europe, à l'exception de pays où il n'y a pas d'immigration comme en Finlande, on retrouve la même interrogation angoissée, et les politiques publiques qui sont censées y répondre se font toujours attendre. Les quatre attentats suicides de juillet 2005 à Londres, perpétrés par de jeunes Britanniques d'origine pakistanaise, lui ont donné une intensité toute particulière. Le modèle communautariste est en crise ouverte. Mais n'est-ce pas aussi le cas du modèle républicain?

Qu'il s'agisse des menaces externes ou internes, souvent difficiles à distinguer, il faudrait cesser de sacrifier le principe de réalité. Pour léguer à nos successeurs un monde possible, où les décisions politiques ne seront pas vides de
sens parce que le désordre aura atteint un seuil tel que plus rien ne pourra arrêter les événements, comme ce rut le cas en 1914 ou en 1937, le principe de plaisir doit être perçu pour ce qu'il est vraiment : il cherche à substituer un état agréable à un état pénible, et son objectif ultime, guidé par l'entropie, est la stabilité complète. Ce qui conduit Freud à conclure qu'il est au service des instincts de mort. La crainte maladive de l'innovation politique ou sociale comme le refus du changement stratégique doivent être vus à cette lumière. Les pays des droits acquis, qui ne se battent que pour défendre des positions conservatrices, finiront par être balayés. La réalité historique contemporaine, plus instable qu'elle ne l'a été depuis des décennies, et porteuse de grands changements, est si profondément décalée par rapport à la volonté de repos des sociétés développées, que la prise de celles-ci sur les événements deviendra de plus en plus précaire. A force de vouloir être leurrés, on finit en effet par l'être et le goût pour le virtuel, qui a des ressemblances inquiétantes avec la scliizophrénie, risque de provoquer à terme une altération profonde du sens de la réalité qui interdira toute compréhension des forces en présence dans le monde.

Retrouver le sens de la réalité ne peut se faire sans un effort de mémoire, ne serait-ce que pour éviter de commettre, sans s'en apercevoir, de fatales erreurs déjà commises : attendre que les crises aient atteint un degré de détérioration majeure avant d'intervenir, ne pas prêter une attention suffisante aux signes avant-coureurs, vouer l'ONU à l'impuissance - comme la SDN avant elle - par crainte de prendre les mesures collectives qui s'imposent, observer sans broncher le retour à Moscou d'un régime qui réhabilite Staline. Certes, la mémoire ne suffit pas à prendre les décisions qui s'imposent : comme le prétend un proverbe chinois, l'expérience est une lanterne que l'on porte dans le dos. Mais elle impose l'épreuve de la réalité et permet de lutter contre les fictions qui peuplent l'imaginaire politique et stratégique. Elle rappelle notamment que la paix et la liberté sont des acquis fragiles, dont on ne peut jamais garantir la permanence. Il est sans doute absurde de chercher à conjurer le retour des mêmes événements, car au sens strict l'histoire ne se répète pas, mais tenter d'éviter le retour de tempêtes de même ampleur est un objectif raisonnable. Un des penseurs les plus lucides du siècle passé a lancé un avertissement à ce sujet : « Si la leçon globale du XXe siècle ne sert pas de vaccin, l'immense ouragan pourrait bien se renouveler dans sa totalité [Note de bas de page : . A ceux qui accuseraient Alexandre Soljénitsyne de faire ici preuve d'un pessimisme excessif, il pourrait répondre que les pessimistes ont fait davantage pour la paix du monde que les promoteurs de l'avenir radieux.]. » Le mépris du passé condamne à la répétition et porte en lui les germes de l'intolérance et du despotisme.

L'ultime conséquence de l'expérience moderne, l'anéantissement de dizaines de millions d'êtres humains du fait des guerres et des révolutions, a déjà eu lieu. La découverte des moyens de l'annihilation morale et physique de la race humaine a déjà été faite. Les armes qui ont été découvertes, comme la barbarie morale qui a été explorée, n'ont pu être enfouies dans quelque désert où elles échapperaient désormais au savoir-faire et à la conscience des nouvelles générations. Au contraire, ces expériences ont été mondialisées, souvent de notre fait [Note de bas de page :il ne s'agit pas seulement ici de l'origine européenne des deux guerres mondiales, ou de celle des doctrines - marxisme, nationalisme... - qui ont justifié tant de massacres, n y a aussi la formation intellectuelle fournie en Europe aux grandes figures des Khmers rouges et à celles de la révolution iranienne de 1979] , et les armes prolifèrent avec la diffusion des connaissances et des technologies. La monarchie française du xvuf siècle a contribué à distribuer les instruments de pouvoir qui allaient permettre sa perte, et les sociétés occidentales ne cessent de répandre dans le monde des capacités technologiques qu'elles étaient seules à détenir il y a encore quelques décennies. Quant à la barbarie morale que l'histoire européenne a dévoilée, elle joue un rôle majeur dans le refus des sociétés qui ne connaissent ni la paix, ni la prospérité, ni surtout la liberté de prendre l'Europe pour modèle. Si notre raison et nos discours refusent ce constat, notre cœur ne le nie pas. Il ne peut ignorer que des changements profonds sont en cours et que l'Europe pourrait en faire les frais. D suffit d'observer l'humeur de nos contemporains, qui ont le sentiment que quelque chose n'est pas achevé, et qu'il est menaçant. Le terrorisme concentre ces peurs, et contribue à expliquer la réaction de déni que l'on trouve à son endroit en Europe, plus qu'en Amérique, où le poids des souvenirs est moins lourd

Il y a une autre façon de justifier un effort de mémoire, celle dont parle le photographe chinois [qui photographies les condamnés à mort] : préserver l'histoire des morts qui ont été « bafoués ». La mémoire est une protection contre les risques de l'abstraction et de l'expérimentation politique, Elle est aussi ce qui permet aux générations successives de partager la condition humaine dans ses dimensions les phis dures. Le beau-père du photographe était un médecin réputé. Pendant la révolution culturelle, il fut dénoncé comme « autorité universitaire réactionnaire» et en mourut : « Une nuit, les rebelles le plantèrent devant un fourneau à charbon jusqu'à ce qu'il dégouline de sueur, puis ils le forcèrent à se mettre en sous-vêtements et l'envoyèrent dehors dans la neige jusqu'à ce qu'il soit presque gelé. Le lendemain, il se pendit » Son histoire a été préservée pour être conservée dans le souvenir. Pendant les pires années de la terreur stalinienne, quand les femmes faisaient la queue devant les prisons pendant des heures pour prendre des nouvelles de leur fils ou de leur mari, l'une d'elles a demandé un jour à Anna Akhmatova si elle serait capable de décrire ce qu'elles enduraient. Et la poétesse russe, comprenant aussitôt ce qui était en jeu, a décidé d'en entreprendre la tâche. Pour ceux qui ont disparu dans les cellules ou dans les camps, une des pires tortures a souvent été le sentiment que leur existence était déjà anéantie, qu'ils étaient déjà morts, et que leurs souffrances demeureraient à jamais inutiles et inconnues
.

9 commentaires:

  1. une fois de plus, quel ton !

    Et Thérèse, elle ne s'est jamais trompée sur la situation internationale, fût-ce dans une lettre privée ?

    Y a-t-il dans ses "analyses" une autre logique que de défendre le point de vue américain toutes les fois qu'il n'est pas embrassé par l'Europe avec une fougue estimée suffisante ?

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  2. De quelqu'un qui compare Bush et Hitler, cet appel à la retenue étonne. Ne seriez vous pas victime d'une obsession anti-américaine ? Comment dites-vous déjà "toutes les excuses pour mon camp, toutes les tares pour l'autre" ?

    Tout le monde peut se tromper, encore faut-il ne pas le faire trop souvent et savoir le reconnaïtre. De plus, faire allusion à une lettre privée n'est pas très significatif : on peut se débonder en privé et se permettre des approximations ou des hypothèses qu'on ne s'autoriserait pas dans des publications, travaillées, pesées, lues et relues. Au-delà de ce premier argument, votre commentaire est un coup bas ; par définition, ce qui est privé n'est pas destiné à servir dans un dialogue public.

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  3. mon coup bas répondait à celui-ci, sans doute estimé par vous himalayesque :

    Après quoi, elle cite donc une lettre savoureuse du 28 aout 1940 [sic : 1939 sans doute] de Simone de Beauvoir expliquant que Sartre ne croyait du tout à la guerre prochaine "Sartre n'y croit pas [...] il est paisible comme tout.". Décidément, celui-là, la clairvoyance a toujours été sa grande spécialité !

    C'est bien de citer longuement des textes d'autrui (enfin ça peut être bien), encore faudrait-il les garder à l'esprit !

    Quant à comparer Hitler et Bush, tant qu'on ne les identifie pas, où est le problème ?

    Oui, décidément, la haine est bien ce dont souffre le débat en France aujourd'hui, et son trait favori la discussion sur la discussion (cf. dans vos posts plus récents celui où on appelle compulsivement "les barbares" ceux que l'on conteste, ou le besoin de passer par des ananlogies avec Maurras pour dégommer une nébuleuse actuelle des plus vagues).

    Donc, un gage : lisez mon édito sur Hitler et Bush et dépistez en quoi il se trompe sur le fond.

    http://www.delpla.org/article.php3?id_article=84

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  4. Voici le brouillon de message que j'avais fait au moment où vous m'avez envoyé votre lien. Je ne l'avais pas posté car c'était en pleine querelle "coloniale" et je trouvais que ça commençait à faire beaucoup.

    François Delpla m'avait envoyé un lien sur les résurgences du fascisme en 2005.

    Quelle ne fut pas ma surprise de tomber un article qui fait la liste des analogies et des différences entre Bush et Hitler (Hitler-Bush Junior). Ainsi, le nouvel Hitler, avec des différences quand même, c'est Bush . Première nouvelle ! Moi qui croyais que c'était Sarkozy, c'est bien ma veine !

    Quelques commentaires :

    La comparaison est en soi infamante. Quel que soit le mal qu'on puisse penser de Bush junior, il n'a jamais porté de projet génocidaire, jamais appelé à la haine raciale.Que penser de la phrase "La différence la plus importante tient sans doute à la personnalité des deux dirigeants, et plus précisément à leur quotient intellectuel."  ? Ainsi, la différence la plus importante entre un président élu rendant malgré tout des comptes et un dictateur sanguinaire, c'est que le président est un con ? On croit rêver.

    > la comparaison est incongrue. On peut toujours tout comparer, un régime de bananes et un motoculteur (le premier est plus jaune et moins bruyant que le second), encore faut-il, pour que la comparaison apporte quelques chose, qu'elle ait une certaine pertinence. Or, je conteste tout à fait la pertinence de la comparaison entre ces deux personnes (origines, parcours, cultures, idées, tout ou presque diverge). En fait, l'élément de comparaison le plus intéressant est aussi celui qui est ignoré : la guérison-conversion, de la cécité pour l'un, de l'alcoolisme pour l'autre.

    Par contre, et c'est peut-être ce qui a inspiré une telle comparaison, il y a, comme le faisait remarquer Norman Mailer, une analogie dans l'atmosphère, ce besoin sécuritaire, la recherche du chef.

    Au final, je crois que cet article reflète plus les obsessions anti-américaines de son auteur qu'un réel travail de réflexion.

    Chacun est libre de ses obsessions, jai les miennes, merci, mais de là à les couvrir de son autorité d'historien, il y a abus !

    Mais tout de même je propose un test à François Delpla pour nous départager : Bush quittera-t-il le pouvoir à la fin de son mandat ?

    Si il ne le quitte pas, je reconnaitrai que la comparaison n'est pas si déplacée ! Je suis même prêt à faire le tour de l'ambassade des Etats-Unis sur les genoux (le paté de maisons est gros) en me tapant la tête avec Mein Kampf en acte de contrition.

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  5. Oula je crois qu'il est très dur de prévoir le monde en 2020... A travers le compte-rendu de ce livre, je me suis dit : "Nom de Dieu (je n'y crois pas mais bon c'est un effet de style), elle s'est bien inspirée de Robert Kagan (un "sale" néo-con), La puissance et la faiblesse". J'espère qu'elle le cite dans sa bibliographie sinon ce n'est pas très honnête intellectuellement... Je préfère personnellement m'en ternir à une analyse des faits présents et je vous conseillerai de lire Quatrième guerre mondiale de Thierry Wolton.

    Par ailleurs, une petite précision, Varlam Chalamov parle bien de cette anecdote de la main coupée dans ses Réçits de la Kolyma (un livre hors du commun) mais la tient pour fausse si je me souviens bien. Il voit cela comme une parabole sur le Goulag : monstrueux mais personne ne s'y intéresse.

    fboizard merci pour le dernier paragraphe de ton commentaire juste au-dessus du mien, il m'a bien fait rire!

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  6. J'ajoute François Delpha que ton édito est truphé d'erreurs. Déjà, il faut savoir ce que hégémonie signifie. Voici une définition pertinente : l'excercice hégémonique peut être vu comme les actions entreprises par une nation en vue de son intérêt national, actions qui apportent un bien public, des externalités, à l'ensemble du système international. Dire que les Etats-Unis sont une puissance hégémonique est évident mais c'est plutôt en leur honneur... Dommage, tu ne voulais peut être pas employé le terme d'impérialisme trop proche des marxisants? La tentation impériale des Etats-Unis est un fantasme récurrent de la gauche pour cacher les horreurs de son propre camp qu'elle ne peut dénoncer sans s'auto-annihiler. Ensuite, la principale opposition à Bush ne vient aps de l'ONU ou de l'Europe mais des Etats-Unis car la vie démocratique y est encore vivace... En fait, ce qui m'exaspère avec les gens comme toi, c'est leur refus de voir les vrais problèmes! Tu veux voir la disparition d'une démocratie, regarde le Vénézuela de Chavez. Tu veux voir de vrais horreurs, regarde la Tchétchénie ou le soudant. Tu as manifesté contre Bush et tu te crois un grand démocrate? Mais tu étais où pendant les visites de Poutine de de Hu? Wake up le mal ne vient pas toujours de l'Ouest!

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  7. Quelle optimiste cette Therese!

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  8. Voir le commentaire de Thérèse Delpech sur Soljénitsyne :

    Ceux qui accuseraient Alexandre Soljénitsyne de faire ici preuve d'un pessimisme excessif, il pourrait répondre que les pessimistes ont fait davantage pour la paix du monde que les promoteurs de l'avenir radieux.

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  9. Il faut absolument lire les "Récits de la Kolyma" de Chalamov : http://dndf.over-blog.com/article-1193819.html

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