jeudi, mars 09, 2006

Social : le choc des modèles

En vous faisant le compte-rendu de Libéralisme de Pascal Salin, je vous ai fait le lien entre immigration et politique sociale dans un sens : une politique sociale trop collectiviste attire des passagers clandestins.

Voici que cet article fait le lien dans l'autre sens : une immigration massive risque de restreindre la politique sociale collectiviste.

C'est somme toute logique, le malheur est que ça passe par une augmentation de la xénophobie, du chauvinisme et du repli sur soi, toutes choses dommageables pour notre avenir.

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Social : le choc des modèles

L'importance accordée aux politiques de redistribution oppose Américains et Européens continentaux. Pour des raisons surtout politiques et culturelles.

Entre modèle sociaux, une fracture large comme l'Atlantique sépare l'Europe continentale des Etats-Unis. La première s'enorgueillit, avec des nuances ici et là, d'avoir réussi à contenir, grâce à son Etat providence, la montée des inégalités liée à la dynamique du capitalisme. Les seconds s'y refusent, au nom de l'efficacité, faisant valoir que maintenir une croissance soutenue et un fort taux d'emploi est la meilleure manière de combattre les injustices. Depuis le milieu des années 1980 cette vision « libérale » a nettement le vent en poupe, mais le débat reste vif, embrumé malheureusement par la charge idéologique du problème. Economistes à Harvard, les deux auteurs de ce livre, Alberto Alesina et Edward L. Glaeser, ont voulu reprendre la comparaison systé- matique des deux « modèles », en l'expurgeant de toutes les caricatures et a priori qui la faussent. Cette priorité accordée aux seuls faits et chiffres rend parfois aride la lecture de ce remarquable travail, bien qu'elle en fasse aussi le prix.

Différence structurelle

Les conclusions que les deux auteurs tirent de leur étude scrupuleuse du fonctionnement de la redistribution sur les deux rives de l'Atlantique sont sans appel. Les flux de ressources prises aux riches pour donner plus aux pauvres sont bien plus importants en Europe occidentale qu'aux Etats-Unis. Les dépenses publiques y sont en moyenne plus élevées : 45 % du PIB dans l'Union européenne (chiffre qui tombe à 37 % au Royaume-Uni, le plus proche du modèle américain), contre moins de 30 % aux Etats-Unis. A l'intérieur de ces dépenses, c'est le poste des transferts aux ménages qui explique l'essentiel de l'écart : ils sont presque deux fois plus élevés côté européen. Cette différence a un caractère structurel indiscutable, puisqu'elle existait déjà à la fin du XIXe siècle. Elle se vérifie aussi sur le versant des recettes. Les taux d'imposition américains sont plus élevés aux Etats-Unis qu'en Europe pour les faibles revenus, et plus bas pour les gros revenus. La forte disparité qui ressort entre les deux pôles du capitalisme occidental est toutefois atténuée par « l'effet charité ». Les Américains pratiquent davantage l'aide sociale privée que les Européens : en moyenne et par personne, les premiers versent trois fois plus de dons que les seconds.

L'ouvrage devient passionnant lorsque nos deux professeurs tentent de trouver l'explication dominante de ce fossé social entre deux univers économiques par ailleurs plutôt ressemblants. Les hypothèses économiques justement, comme celle d'une mobilité ascendante plus facile dans le système américain, qui rendrait plus « tolérables » les inégalités, ne résistent pas aux tests économétriques de Alesina et Glaeser. On apprend ainsi que la classe moyenne aux Etats-Unis ne semble que très légèrement plus mobile vers le haut que son homologue en Allemagne. Deuxième type d'explication possible : la divergence des contextes politiques. C'est l'absence d'un puissant parti socialiste aux Etats-Unis, sachant que ces formations favorisent l'Etat providence. C'est également le fédéralisme américain, qui entrave l'adoption de vastes programmes de redistribution. C'est enfin l'impact du système électoral, la proportionnelle entraînant une plus forte politique redistributive. Tous ces facteurs jouent un rôle certain, mais ils n'expliqueraient que la moitié de l'écart entre les deux modèles.

Hétérogénéité ethnique

Car un autre élément pèse à lui tout seul au moins autant que ces diverses raisons, et il est spécifique à la seule Amérique : il s'agit de la question raciale. Cette dernière entretient une fragmentation de la société américaine qui tranche avec l'homogénéité européenne. Compte tenu du fait que la population noire est aussi souvent la plus pauvre, la résistance à la redistribution est renforcée par la méfiance entre communautés ethniques. D'ailleurs, plus généralement, la corrélation est très significative, et inversement proportionnelle, entre le degré d'hétérogénéité raciale d'une société et la part des revenus redistribués en pourcentage du PIB. Ce qui n'est guère réjouissant pour l'avenir de l'Etat providence en Europe, aux yeux des deux experts d'Harvard. « En Europe occidentale, la composition ethnique et raciale est en train de changer, estiment-ils. L'immigration en provenance d'Afrique du Nord et d'Europe de l'Est va rendre la région moins homogène. Et l'extrême droite européenne joue déjà la carte raciste pour s'opposer aux politiques sociales. » Un appel bienvenu à analyser la crise de notre Etat providence dans toute sa complexité.
HENRI GIBIER

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