vendredi, avril 07, 2006

Quand le jeunisme trahit la jeunesse

Quand le jeunisme trahit la jeunesse

par Robert Redeker

Nous voyons défiler par dizaines de milliers des enfants à qui personne n’a jamais dit « non », auxquels depuis le plus jeune âge on évite le contact avec la réalité. L’enfant-roi devenu jeune adulte ne comprend pas que la réalité économique diffère de ses aspirations à un emploi stable à vie. Les diplômes dévalués dont l’école l’a couvert, véritable monnaie de singe, l’entretenaient dans le mirage d’un avenir professionnel radieux.

Puisqu’il détient le « droit au bac », il se persuade qu’il détient également le droit à un certain type d’emploi. Le produit de l’école, devenu du fait conjugué de la loi Jospin et de la guerre conduite par les pédagogistes, « la fabrique du crétin » (selon la juste expression de Jean-Paul Brighelli), refuse de regarder la réalité, vexé de se heurter, pour la première fois de son existence, à un refus d’obtempérer devant l’empire de ses désirs.

Le succès de la mobilisation anti-CPE, le soutien qu’elle obtient dans l’opinion, doit se comprendre dans le contexte d’une société globalement jeuniste. Avec Alain Finkielkraut, repérons dans le jeunisme la valorisation inconditionnelle de la jeunesse. Nous vivons dans une société persuadée depuis trois ou quatre lustres qu’il faut mettre les jeunes à l’abri du réel. La famille, l’école et la publicité installent l’enfant, puis le jeune, à l’écart de la dureté du réel. On incite l’enfant à exercer la tyrannie de son désir sur les adultes coupables d’être adultes, comme les Occidentaux sont, au nom de la mauvaise conscience, coupables d’être des Occidentaux. Le mythe, si répandu, d’une culpabilité ontologique du monde adulte empêche l’œuvre de l’éducation parentale aussi bien que celle de l’école.

Toute la société pousse l’adulte, qu’il soit le parent ou le professeur, à se sentir ontologiquement coupable. Le fondement du jeunisme se trouve dans cette culpabilité. Alors que traditionnellement dire non à un enfant ou à un jeune prenait part à un processus d’éducation, l’accoutumance à la résistance du principe de réalité, de nos jours un pareil refus se teinte d’illégitimité, générant de la culpabilité.

Pourquoi au-delà du sentiment de culpabilité des maîtres, des mères et des pères, de l’autorité instituée en général, cette propension à mettre la jeunesse à l’abri de la réalité ? La réponse surgit : la jeunesse est tenue pour l’idéal vers lequel toute la société aspire. On n’aspire plus à devenir vieux et sage, à mûrir, on aspire à redevenir jeune. L’idéal d’existence ne se situe plus dans un avenir vers lequel tous nos efforts tendrait, mais dans un passé biographique. Un passé, bien entendu, dans lequel on ne travaillait pas, un passé d’abondance oisive, dont le désir, toujours satisfait, était la seule loi. Il ne s’agit plus de devenir quelque chose ou quelqu’un, il s’agit de redevenir ce qu’on imagine avoir été. C’est l’enfance et la jeunesse que l’homme contemporain tient pour la vie humaine accomplie. Descartes, qui renvoyait l’enfance à un univers de sombres préjugés dans lequel il est impossible d’être un homme, c’est-à-dire d’exercer pleinement sa raison, est renversé par la culture commune actuelle. Le jeunisme s’enracine dans ce retournement idéologique qui place le but de la vie dans un avant et non un après. Le but n’est pas ce vers quoi dont nous devons faire l’effort d’aller, le but est ce qui a déjà été vécu, ce que nous avons été.

L’impossibilité de se situer dans le réel, de l’accepter, si patente dans les discours des jeunes manifestants de ce printemps 2006, est une suite de pédagogisme qui, inspiré par les ravageuses analyses de Philippe Meirieu, a été imposé au forceps à l’Education nationale. Dans les IUFM, de pitoyables Diafoirus imbus de leur pouvoir apprennent aux futurs professeurs d’histoire que c’est aux élèves de construire le cours, le professeur n’ayant pas le droit de leur imposer son savoir. Cette barbarie, répercutée par de nombreux inspecteurs pédagogiques régionaux, peut être résumée ainsi : le maître est à l’école de l’élève. A l’instar de cette publicité pour les restaurants Mc Donald’s où l’on voit l’enfant enseigner à son père quelles non-manières de table il convient d’adopter dans pareil endroit (manger avec les doigts, comme avant la civilisation), le pédagogisme inverse tous les rôles : il change le maître en valet de l’enfant-roi. Chacun se souvient du sinistre mot d’ordre « l’enfant au centre du système » ; ce slogan signifiait : chaque enfant est le Roi Soleil, sorte de Louis XIV en miniature autour de qui doit graviter la cour déférente des pères et mères, des instituteurs et professeurs, des adultes.

L’impératif énonçant « l’enfant au centre du système » instaure la monarchie absolue de l’enfant. Ayant profité, usé et abusé des années durant, du pouvoir que cette monarchie courtisane lui conférait, le jeune lycéen ou étudiant, tient pour un crime de lèse-majesté qu’on ne retire pas séance tenante ce CPE reflétant trop la réalité de la vie économique.

Les lustres précédents ont sanctifié la parole de l’enfant. « Entre la parole de l’enfant et celle de l’adulte, je choisis celle de l’enfant », a dit une importante personnalité socialiste [Ségolène Royal, c'était avant Outreau, mais ce n'est pas une excuse, au contraire]. Pourtant, l’enfant-roi ne règne que sur un royaume imaginaire, le cocon de la famille et de l’école. La consommation le change en prescription d’achat ; rien de plus courant que de voir, dans les supermarchés, des enfants imposant les achats à leurs parents. La publicité pousse à cette aberration, favorisant la prise de pouvoir par les enfants dans les familles tout en culpabilisant les parents résistant à cette puérile dictature. Par ailleurs, l’abrogation du service militaire obligatoire, école de contact avec le réel, a signé la disparition de la dernière possibilité d’apprendre la soumission à un devoir collectif différent des caprices de l’égo.

L’école (le pédagogisme) ou la guerre civile, telle était, voici quelques années, l’ultimatum lancé par Philippe Meirieu à la société française. Selon cet idéologue, le pédagogisme devait empêcher la guerre civile. Des émeutes de novembre 2005 aux actuelles manifestations contre le CPE, l’actualité nous montre le contraire : une sorte de guerre civile froide (refus des procédures démocratiques et légales, volonté d’imposer la force des manifestations de rue contre la loi démocratique, confusion entre l’expression et le pouvoir, chantage maximaliste, et, in fine, dissuasion de toute grande réforme dans le futur) est engendrée par le pédagogisme qui fait de l’enfant le maître.

Comment expliquer l’intransigeance des jeunes manifestants ? Habitué par l’école, par la famille, par la publicité, à être courtisé, flatté, le jeune lycéen ou étudiant, ancien enfant-roi, se sent de bonne foi dans son droit en entrant dans une logique du tout ou rien, en exigeant ce que la société ne peut lui donner en continuant, comme on lui appris à le faire, de nier la réalité. Le jeunisme et le pédagogisme, profondément enracinés dans la France contemporaine, sont les sources du déni de réalité des manifestants anti-CPE ainsi que de leur intransigeante intolérance.

Robert Redeker est professeur agrégé de philosophie au lycée Pierre-Paul Riquet de Saint-Orens.
© Le Figaro

3 commentaires:

  1. La franchement, on est pas loin du Sida mental de Pauwels. Ah le figaro, j'adore.

    En ce qui me concerne, si j'admet que les fac jouent depuis pas mal d'années un rôle de garderie post-bac (avec c'est vrai, le développement quasi-maternel d'un sentiment de protection), je remarque surtout la formidable énergie de ces gamins et un sens de l'organisation assez pertinent.

    Mais c'est vrai quelle énergie gaspillée. Ceci dit entre 1968 (500 00 étudiants) et 2006, 2 Millions, on s'en tire plutot pas mal.

    La question reste, quel formation/qualification/occupation/diplome de masse (2Millions !) peut on , doit on imaginer. le mérite de cet épisode est d'ouvrir le débat. En espérant arriver à qq chose AVANT les élections de 2007...

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  2. Justement, dans un livre de Jean Sévilla nommé Le terrorisme intellectuel, j'ai retrouvé cet article de Pauwels où il y avait cette expression "Sida mental".

    Or, cet article, certes contestable, qu'est-ce qui ne l'est pas en matière d'opinion ?, était loin d'être idiot.

    Mais peut-être toute vérité n'est elle pas bonne à dire ?

    Pour ma part, j'avoue sans fard trouver le "débat" autour du CPE passablement ridicule.

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  3. La situation "CPE" est en même temps très classique (CIP, devaquet, etc, etc) et même temps assez nouvelle car enfin on se prend la facture et fracture générationnelle en plein dans la G...Il était temps. Le mérite de cette situation, c'est qu'elle ouvre -certes non pas le débat qui reste assez nunuche, je suis d'accord- mais la conscience de la situation en France tant chez les jeunes que chez les vieux. Ce cher vieux pays fonctionne par crise d'urticaire. Il est cyclothymique et hypocondriaque.

    Par contre, concernant Pauwels, je maintiens. C'est indigne de vous !
    Boudon, Bloch alors la 200 fois oui mais Pauwels franchement...

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