Cet ouvrage est disponible en ligne au lien suivant : La Micropolitique
C'est un bon résumé de la "théorie des choix publics" et de ses conséquences.
L'auteur récuse la "macropolitique" au profit de la "micropolitique" de la même façon que l'école dite autrichienne considère la macroéconomie comme invalide et fonde ces réflexions sur la microéconomie.
Autrement dit, l'auteur considère que la société est une somme d'individus, ayant leurs intérêts et leurs motivations et qu'en comprenant les individus, on comprend la société.
La "théorie des choix publics" considère l'Etat comme une entité composée d'individus et non comme une entité abstraite.
Elle est remarquable pour expliquer certains traits des Etats et des administrations qui apparaissent comme des défauts récurrents inexplicables si l'on s'en tient à la mystique du service public, qui voit dans l'Etat un outil au service du gouvernement sans considérer les hommes qui sont censés rendre ce service.
Les caractéristiques des employés de l'Etat sont les suivantes :
> Ils sont soumis non au marché mais aux politiciens.
> Ils ont la (relative suivant les pays) sécurité de l'emploi.
> Ils sont payés avec de l'argent (les impots) dont le payeur ne décide ni du montant ni de l'utilisation.
Dans un marché, les choix du consommateur orientent la production : un produit qui ne se vend pas disparaît, un produit qui se vend est multiplié. Notamment, un des avantages du marché est le fractionnement de l'offre donnant une vaste palette de choix (exemples : portables, voitures).
L'Etat n'est pas régulé par le marché, mais par les politiciens. Par quoi sont régulés les politiciens ? Par les élections.
On s'aperçoit alors que l'Etat est en fait régulé par un marché d'un type particulier où la monnaie se compte en voix. Les groupes de pressions achètent des avantages particuliers en échange de leurs voix. Les avantages en question sont payés ensuite par l'impot, obligatoire.
Cette logique est différente de l'économie privée où le consommateur mécontent peut ne pas payer en n'achetant pas.
Première explication d'un phénomème mystérieux : les moteurs de l'action étatique n'étant pas les mêmes que ceux de l'économie privée, il est vain d'essayer d'appliquer au public des recettes issus du privé.
Il ya une dissymétrie : chaque groupe de pression a intérêt à chercher des avantages dont le coût est répercuté sur l'ensemble de la société, c'est-à-dire tout le monde et personne.
Chacun sent ce qu'il gagne à tirer telle ou telle chose d'un élu, mais personne n'est assez motivé pour protester contre les quelques euros que cela représente en supplément d'impot pour chacun ; autrement dit, une minorité motivée a plus de poids qu'une majorité indifférente.
Chacun se sent un intérêt à essayer de faire payer l'Etat à son profit, personne ne sent un intérêt à faire baisser le dépense publique.
Exemple français classique : les subventions agricoles, qui coutent fort cher, à l'avantage d'une minorité. Les agriculteurs sont particulièrement habiles à négocier leur influence électorale.
Nous avons la deuxième explication d'un phénomène mystérieux : le cliquet socialiste, les dépenses de l'Etat augmentent continuellement par l'accumulation de mesures catégorielles.
Or, les fonctionnaires et assimilés constituent eux-mêmes une catégorie très puissante en mesure de réclamer pour soi avec efficacité.
De plus, dans son fonctionnement interne, l'Etat est victime de l'inflation : chaque chef, à son niveau, a intérêt à avoir le plus gros budget et le plus de personnel pour manifester son importance. Comme il n'y a pas la perspective que le consommateur s'enfuit, puisque les impots sont obligatoires, il n'y a aucun frein à cette inflation.
Puisque la contrainte de productivité n'existe pas, rien ne pousse à renouveler les équipements.
On dépensera donc en priorité dans le personnel (je suis important puisque je commande X milliers de bonshommes) plutôt que dans le matériel.
On tient là l'explication d'un troisième phénomème mystérieux : le sureffectif et le sous-équipement de l'Etat.
Quelquefois arrivent des ministres inconscients qui veulent malgré tout serrer la vis. Les technocrates, plus compétents et qui n'ont pas intérêt à cette rigueur (les ministres passent, ils restent), préparent les dossiers. Il faut bien se rendre compte que les ministres proposent des réformes préparées par des fonctionnaires ; tel le vent qui donne une forme courbée aux arbres par son action continue, les technocrates par le contrôle qu'ils ont des informations et des dossiers, empêchent les ministres de prendre des décisions auxquelles ils sont radicalement opposés.
Les hauts fonctionnaires proposent donc aux ministres serreurs de vis de frapper là où ils sont sûrs qu'il y aura un groupe de pression pour bloquer la réforme.
Ainsi, dans l'éducation, on entreprendra de supprimer de préférence des postes d'enseignants, de manière à attirer la protestations des parents d'élèves, plutôt que des postes administratifs ; même phénomène dans les hopitaux.
Exemple extrême : le directeur des douanes américaines, lorqu'on lui a réduit son budget, a commencé par supprimer les équipes de lutte contre le trafic de drogue. La manoeuvre était tellement peu subtile qu'il a été viré.
Deuxième technique connue des technocrates pour combattre une réforme : proposer des coupes budgétaires à structure égale, ce qui bien entendu est condamné à échouer.
C'est l'explication d'un quatrième phénomène mystérieux : la moindre tentative de réduction de budget de l'Etat touche toujours un point sensible.
L'Etat n'étant pas soumis à la pression des choix des consommateur mais de groupes d'intérêt dont les fonctionnaires sont un des plus importants, il vit plus pour ses employés que pour ses usagers.
Un exemple bien connu : les horaires d'ouverture des bureaux et la paperasserie. Quiconque a eu à fournir un dossier à une administration sait bien qu'elle aurait pu se procurer certaines pièces et certaines informations elle-même mais elle préfère faire faire le travail au demandeur.
Autre exemple : la SNCF est d'abord organisée pour la plus grande satisfaction des conducteurs de trains, qui sont plus influents que les usagers-clients.
Dernier exemple : la personnalisation extraordinaire du service lors de la privatisation d'un service public, par le simple fait qu'un "usager" devient un "client", ce qui a contrario révèle l'importance de l'anonymat dans le service public.
Cinquième explication : l'Etat agit d'abord pour lui, c'est-à-dire, uniformément et en gros, c'est plus facile.
Il est donc indéniable que, pour la plupart des services, le privé, en raison de son offre plus diversifiée et de la pression de la concurrence, donne plus de satisfaction que l'Etat (exemple extrême : les gens qui sont prêts à être soignés dans le privé pour fort cher parce que le service y est plus personnalisé que dans le public.) mais la pression conjuguée des lobbies tout à fait rationnels et intelligents empêche l'amélioration. Alors que faire ?
C'est simple mais il fallait y penser : faire en sorte que les groupes de pression susceptibles de bloquer une réforme aient intérêt à cette réforme, les "acheter".
En général, on achète une réforme de long terme avec un avantage de court terme, ou on évite d'affronter ceux qui sont en position de s'opposer en leur conservant leurs avantages anciens et on applique la réforme à des hommes virtuels : les futurs entrants (c'est un système typique d'extinction d'un système de retraite déséquilibré).
C'est exactement là que réside la réussite de Thatcher et Reagan, ils ont su "acheter" les groupes de pression névralgiques (bien sûr, je sais que ce n'est absolument pas la vision qu'on a d'eux en France, mais il y a bien longtemps que le monde anglo-saxon est un écran sur lequel nous projetons nos fantasmes). Par exemple, la grève des mineurs en Grande-Bretagne a échoué pour trois raisons :
> les mineurs se sont vus offrir des conditions de départ très avantageuses, ils n'avaient plus intérêt à s'opposer à la fermeture. Les seuls opposants qui restaient étaient les leaders syndicaux qui, eux, perdaient leur empire.
> une loi est passée pour obliger les grèves à être votées à bulletins secrets : les leaders ont été désavoués.
> les sanctions étaient civiles (amendes) et non pénales : les leaders glissant dans le hors-la-loi n'ont pas pu se présenter comme des martyrs.
Autre exemple : pour éteindre les loyers publics préférentiels, on a proposé aux locataires d'acheter leurs appartements 20 à 40 % en-dessous du cours du marché.
Exemple français : la privatisation d'EDF a été réussie en attribuant des actions à des conditions très avantageuses pour les employés.
Cette technique micropolitique a deux inconvénients :
> elle a un coût élevé puisqu'il faut acheter d'une manière ou d'une autre les opposants, mais elle est moins couteuse que le cliquet socialiste.
> elle nécessite une grosse préparation dans les moindres détails, on ne peut s'en tenir aux généralités. Il faut savoir qui va s'opposer à quelle réforme, comment, pourquoi et imaginer en conséquence un moyen d' "acheter" l'opposition. Or, il faut appliquer ces réformes très vite à l'arrivée au pouvoir (les fameux "cent jours"), c'est-à-dire que la réflexion, très détaillée et très technique, doit avoir commencé bien avant, durant la campagne électorale au minimum.
Cette technique renforce mon idée que les fonctionnaires auraient à gagner à une vraie réforme de l'Etat, pas tous la même chose, pas tous suivant les mêmes modalités, mais tous seraient "achetés" d'une manière ou d'une autre.
Cela explique les différences entre les politiques et les conseilleurs (médiatiques, intellectuels, etc.) sur laquelle insistait Raymond Aron : tout le savoir-faire de la politique est dans la manière de faire passer les décisions.
Revenons aux élections présidentielles françaises de 2007 à la lumière de la micropolitique :
> Non seulement les socialistes ne s'intéressent pas à la micropolitique, mais, même au niveau macropolitique, leur discours est idiot et déconnecté de la réalité.
> Quant à Sarkozy, il semble avoir mieux compris cette nécessité de la micropolitique, mais pas au point de monter dès aujourd'hui de véritables équipes de réflexion.
Il faut dire que pour la mentalité française, qui voit dans l'Etat le "garant de l'intérêt général" et non un rouage parmi d'autres de la société, l'approche micro-politique est particulièrement déroutante.
Pour caricaturer, le discours français est :
> Je suis élu, je travaille pour l'intérêt général, donc ceux qui s'opposent à mes réformes sont des salauds égoïstes que je dois écraser (et qui finissent en général par me faire reculer !).
Le discours micropolitique est :
> Je suis élu, mes réformes sont bonnes pour le plus grand nombre, mais certains vont y perdre, il est légitime qu'ils s'opposent à la réforme en question, il faut les acheter.
Vous reconnaissez dans la micropolitique un fond de raisonnement très anglo-saxon qui fait douter au premier abord de son succès en France. Mais comme, d'autre part, personne n'est obligé d'être con, il ne faut pas désespérer.
dimanche, octobre 22, 2006
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