Quel meilleur hommage que le discours qui l'accueillit chez les immmortels ? (On notera en passant que Le Monde, dans sa perfidie -Le Monde est un journal chattemite qui use beaucoup de perfidie- met en contre point de ce discours une critique acide du Voleur dans la maison vide).
De plus, ça vous fera du bien de lire sur ce blog un discours en français pur, sans les barbarismes, solécismes et fautes d'orthographe habituel.
Réponse de M. Marc Fumaroli au discours de M. Jean-François Revel
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
Le jeudi 11 juin 1998
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Il n'est pas fréquent, Monsieur, qu'un jeune homme aussi gaillard que vous ait déjà publié ses Mémoires, peu de temps avant d'être élu à l'Académie. C'est la première fois, si je ne me trompe, qu'un tel cas se produit. Vous avez ainsi rendu très difficile le plaisir de vous y accueillir. Je ne mesurais pas l'obstacle le jour où, dans un élan d'amitié et d'estime, j'ai accepté l'honneur que vous m'avez fait en me demandant de vous répondre.
Un discours de réception est une sorte de miroir de Venise dans lequel le nouvel académicien, après avoir remercié ses pairs et fait l'éloge de son prédécesseur, est invité à se regarder en grande cérémonie : dans l'image que lui propose l'un de ses confrères, il se voit une dernière fois en simple mortel, au moment où il fait son entrée en immortalité. Cette épreuve du miroir n'est pas exactement l'heure de vérité : l'enceinte académique n'a rien d'une plaza de toros ni du tribunal de l'Éternité, ni à plus forte raison de ce plateau de télévision où vous vous êtes un jour trouvé en butte aux injures d'un Georges Marchais ; mais enfin, c'est un grand moment de face à face public avec soi-même, et la pompe qui entoure nos anciens rites oratoires le rend mémorable pour leur nouvel initié.
Mais vous, vous avez pris les devants : vous vous êtes si bien montré vous-même au naturel dans vos Mémoires que le discours de réception est déjà tout fait. Il est seulement un peu long. Résumez-moi, me direz-vous. Là commence la difficulté : comment réduire en portrait de style académique le héros truculent, guerroyant et picaresque du western d'aventures et d'action que vous avez intitulé : Le voleur dans la maison vide ? Vous aviez une caméra-stylo et je n'ai qu'un pinceau.
Ce projet de portrait d'apparat, unique chance que vous m'ayez laissée de vous représenter après vous à vous-même, a dû très vite évoluer vers le portrait de groupe. Dans vos Mémoires, vous vous êtes donné l'avantage de la narration et qui plus est, de la narration à la première personne. Ces deux techniques donnent une forte impression d'unité. Sans doute, Revel raconte Ricard, Ricard juge Revel, le montage narratif entremêle les lieux et les temps, mais on entend toujours la même voix qui a mué autrefois et qui a mûri depuis. C'est la réussite littéraire de votre livre. Mais moi, à force de relire vos ouvrages, d'entendre vos amis si divers m'entretenir de vous, à force de vous faire poser vous-même à une excellente table de la rue du Cardinal Lemoine, à mi-chemin de mon bureau du Collège et de l'île Saint-Louis où vous habitez, j'ai dû me rendre peu à peu à l'évidence : j'accueille aujourd'hui, au nom de notre Compagnie, dans un même et unique fauteuil, non pas un seul personnage, signataire de livres nombreux et célèbres, auteur notamment de Mémoires, mais bien plusieurs académiciens sous une seule identité et un seul habit brodé de vert.
Faute de pouvoir, comme vous, les fondre dans un même récit haletant de drôlerie et de vie, je vais être obligé de les peindre l'un après l'autre, l'un à côté de l'autre, en espérant que vous vous reconnaîtrez cependant, tenant successivement tous les rôles, dans cette réunion de poètes, d'artistes et de philosophes à la Fantin-Latour, dont les Quarante, sous le seul nom de Revel, reçoivent aujourd'hui le renfort collectif.
Cette société d'âges, d'activités et de loisirs différents, vous-même, je la représenterais volontiers autour d'une table très bien servie, car les festins d'un Revel ne sont pas, comme on sait, que de paroles. À côté des verres, parmi les bouteilles et les plats, la pile de vos livres atteste la fécondité de vos nombreux avatars.
Au bas bout de la table, je ferai voir d'abord un tout jeune Massilien des années 1938-1941. Il aurait pu être un élève de Quintilien, au iii e siècle, ou un personnage adolescent de notre très regretté confrère Marcel Pagnol, sur l'autre versant de ce siècle-ci.
Cet adolescent est mince, robuste, chevelu. Un corps bref et musclé, un visage en lame de couteau ; c'est un caractère entier, fidèle en amitié, violent dans ses admirations et ses irritations, prompt aux amours passionnées comme aux voluptés de passage. Ce garçon intrépide promet d'être un grand vivant, il l'est déjà. Si nous pouvions l'entendre, sa belle voix grave serait peut-être encore, dans ces années profondes, colorée d'accent provençal, avec un imperceptible arrière-fond d'exotisme, car une enfance à Maputo, au Mozambique, avait fait du portugais sa première langue maternelle.
Ce jeune Latin de teint clair est né en Provence en 1924, d'un père lyonnais et d'une mère enracinée dans une Franche-Comté autrefois espagnole. Depuis le retour de ses parents du Mozambique, en 1929, il a grandi dans une belle et ancienne villa provençale, « La Pinède », au milieu d'un parc du quartier Sainte-Marguerite, à Marseille.
À l'automne, cet adolescent accompagne à la chasse, dans la Crau, son père, son oncle et leurs amis ; l'été il pêche en bateau dans le lac de Saint-Point, comme ses lointains ancêtres que représentent les mosaïques du palais de l'empereur Maximien, à Piazza Armerina, en Sicile. Cette Provence encore romaine est tout aussi bien celle de Marius et César : les chasseurs de la Crau, le lendemain de leurs exploits, les racontent et les miment pour le public du « Rendez-vous des chasseurs », sur le Vieux Port de Marseille ; un fusil de bois est à leur disposition pour appuyer leurs galéjades de l'éloquence du geste.
Le jeune garçon étudie en externe, chez les jésuites, à l'école libre de Provence, les auteurs latins et grecs, l'histoire, la philosophie. Le sens du péché n'inquiète pas son tempérament précoce : ses cousines de « La Pinède » et les baigneuses de la Corniche ne lui sont pas, de son propre aveu, farouches. Entre les études et les amours, il a une autre ressource, la bibliothèque et la conversation paternelles. Au banquet de toute une vie, je ne puis manquer de faire figurer, aux côtés de l'adolescent Jean-François Ricard, Joseph-MarieThéophile, son père. Il lui doit les premières nourritures inédites qui irritent souvent contre lui ses régents jésuites, attachés aux auteurs du programme scolaire.
Ce père, à sa manière lettré, n'a pourtant pas fait beaucoup d'études, il est né dans une famille modeste qui compte des dessinateurs pour l'industrie textile lyonnaise. Ancien combattant de 14-18, officier de réserve, deux fois croix de guerre, il doit, comme son frère, à un beau mariage d'être entré dans la moyenne bourgeoisie industrielle. Comme ses amis, il lit L'Action française. Le maurrassisme avait poussé dans l'entre-deux-guerres de profondes racines en Provence, dont Maurras, natif de Martigues, est originaire.
Lire L'Action française, c'était pour M. Ricard un choix politique, ce fut aussi, pour ce petit industriel doué pour les mathématiques plus encore que pour les affaires, une initiation littéraire, à la fois classique par ses références à la Grèce et à la Rome antiques, et très moderne grâce à la liberté des meilleurs critiques dont Maurras s'était entouré. Marcel Proust, correspondant de Maurras, a pu écrire peu avant sa mort, à peu près au temps où Jean-François Ricard venait au monde :
« Ne pouvant plus lire qu'un journal, je lis L'Action française. Je peux dire qu'en cela je ne suis pas sans mérite [...]. Mais dans quel autre journal le portique est-il décoré à fresque par Saint-Simon lui-même, j'entends Léon Daudet ? Plus loin [...] la colonne lumineuse de Bainville. Que Maurras [...] donne sur Lamartine une indication générale, et c'est pour nous mieux qu'une promenade en avion, une cure d'altitude mentale. »
Amateur de poésie et de prose modernes, M. Ricard père était aussi à sa façon un mécène, accueillant chez lui un peintre provençaliste, Audibert, achetant ses tableaux, l'emmenant avec sa famille, en 1938, à Genève, pour admirer une exposition des chefs-d'œuvre du Prado, que le gouvernement républicain espagnol avait mis à l'abri en Suisse.
Les germes des nombreuses curiosités que Jean-François Revel cultivera plus tard avec science et bonheur, les critères d'humanité selon lesquels il jugera les milieux et les cités nombreuses dont il aura fait sont déposés alors chez cet adolescent ardent. Il parlera plus tard, avec reconnaissance et nostalgie, de la « civilisation marseillaise » de sa jeunesse.
Il a déjà l'esprit frondeur et un instinct pour la presse : en classe d'humanités, la seconde de nos lycées, il crée avec une subvention familiale une revue dont il est le directeur et l'unique rédacteur, Le Catalyseur. Il y raille le préfet des études, le père Moille, dont la soutane est trop bien remplie, sous le nom de « Baleine ». Cela vaudra de sérieuses persécutions au journaliste en herbe, que « Baleine » n'appellera plus à son tour que « le Carotteur ». Pour autant, ce mauvais esprit reconnaissait volontiers en privé la science de latiniste hors de pair du vindicatif jésuite.
Il avait aussi trouvé moyen d'entrer en correspondance avec le poète Max Jacob, ce qui laisse entendre à quel point il était déjà intérieurement libre et vis-à-vis de son père et vis-à-vis de ses bons maîtres.
Dès 1941, de vives dissensions politiques explosent entre le père et le fils. Le jeune Jean-François quitte Marseille pour entrer dans l'hypokhâgne du lycée du Parc à Lyon, réputée la meilleure de tout le Sud-Est. C'est maintenant un étudiant indépendant dont le destin échappe à sa famille et qui embrasse, mais à sa manière, celui de sa propre génération.
Au lycée du Parc, il retrouve les belles-lettres telles qu'on les cultive à L'Action française, en la personne du professeur Victor-Henri Debidour, ou à travers l'influence qu'a exercée au lycée de Clermont, sur plusieurs de ses camarades hypokhâgneux venus d'Auvergne, le jeune Pierre Boutang. L'Action française elle-même, directeur en tête, est d'ailleurs alors repliée à Lyon. Mais le choix de l'étudiant est fait en sens inverse. Il est entré comme courrier dans un réseau de résistance où son supérieur direct est un autre professeur, Auguste Anglès, futur auteur d'une érudite histoire de la première N.R.F.
Il évolue dans le milieu de la revue Confluences, que dirigent René Tavernier et Jean Thomas. Il y croise le futur introducteur de Heidegger en France, le philosophe Jean Beaufret. S'il a pris le parti politique opposé à celui de son père, cet engagement ne l'a pas éloigné, pas plus qu'Auguste Anglès, de la littérature. Sous le pseudonyme de François Fontenay, il publie dans Confluences de janvier 1943 une élégie qui ne doit rien aux sombres circonstances :
« Ce sommeil étranger contre le mien dont mon épaule a gardé la forme et dont nous laissions trace à terre Ce bonheur lent de nos deux mains je les avais aimés en toi, au premier soleil dans la nappe de feu, et cette fleur de lumière prête à jaillir de tes yeux. Maintenant je pars à la trace de ton chemin . »
Cette même année 1943, reçu de justesse au concours de l'École normale, le jeune résistant et poète « monte » à Paris, où cette fois son supérieur de réseau est un autre professeur, Pierre Grappin, ami d'Auguste Anglès.
Le destin de sa génération se précipite. Aussi bien à l'École que dans les cercles de la Résistance, la défaite enfin évidente du totalitarisme nazi pousse à l'autre extrême idéologique la jeunesse pensante, qui entre en grand nombre, avec la foi grave du charbonnier, dans les rangs de la secte communiste.
Le jeune normalien, dont ses courageux états de service dans la Résistance avaient fait un chargé de mission auprès d'Yves Farge, commissaire de la République à Lyon, ne cherche pas à en tirer un parti de carrière. Tout au plus a-t-il fait jouer cette autorité éphémère en faveur de son père, qu'il va tirer à Marseille d'un très mauvais pas.
Est-ce ébrouement après une trop forte tension ? Est-ce déception des espoirs conçus dans la Résistance ? Est-ce réaction vitale à l'entrechoquement des fanatismes ? Ou bien est-ce tout simplement cette « ligne d'ombre » dont parle Conrad, et qu'il est si difficile de traverser entre jeunesse et maturité ?
Loin d'entrer en politique, l'archicube Ricard ne se préoccupe même pas de suivre l'autre chemin tout tracé qui se propose à lui : l'agrégation de philosophie. Dans mon portrait de groupe, à côté de l'adolescent gallo-romain et de l'étudiant résistant, fait son entrée un jeune bohème à la recherche d'une identité, quoiqu'il soit déjà chargé de famille.
Il tâtonne dans diverses voies de traverse. Elles n'ont qu'un attrait commun : échapper à tous les enrégimentements pédantesques, qu'il s'agisse d'une préparation de concours, ou de la mise en carte de l'intelligence dans le stalinisme ou le stalino-sartrisme.
Ce bohème, qui se frotte, en même temps que beaucoup d'excellents esprits (un Peter Brook, un Louis Pauwels), à Gurdjieff et à ses « méthodes d'éveil », ou qui vagabonde en Égypte en compagnie d'un fils de famille fantasque et subtil, préfigure dès les années 1946-1949 les errances à la Kerouac et à la Ginsberg, dont il se fera plus tard, dans Ni Marx ni Jésus, l'observateur sceptique, mais attentif, dans l'Amérique des années soixante. C'est au cours de cette période qu'il va se lier à André Breton, dont il restera l'ami jusqu'à la mort de ce grand poète.
Il se laisse tenter par l'Algérie. Cette terre formait encore trois « départements français ». Elle connaissait alors sa dernière embellie, avant que ne s'y déclenche le mécanisme tragique dont nous ne voyons toujours pas la fin aujourd'hui. J'aurais souhaité faire surgir ici, à l'arrière-plan de mon portrait de groupe, le génial, généreux et insupportable Marc Zuorro, qui avait fasciné Sartre et Simone de Beauvoir, avant qu'ils ne le couvrent de sarcasmes. Zuorro, d'origine maltaise, né en Algérie, grand lettré qui n'écrivait pas, et homme d'influence, soutenait la politique du gouverneur général Chataigneau : rapprocher l'élite libérale musulmane et l'élite libérale de la colonisation ; il recrutait pour le gouverneur des jeunes gens de qualité. C'est lui qui convainquit Jean-François Ricard d'accepter un poste à la médersa de Tlemcen. Le limogeage de Chataigneau, l'arrivée à Alger de son successeur Marcel-Edmond Naegelen, les élections truquées du printemps 1948 persuadèrent le jeune professeur de démissionner. Son contrat moral n'avait pas été rompu de son chef. Il savait que cela ne lui faciliterait pas la vie. Mais son éducation politique, commencée pendant la Résistance et la Libération, se poursuivait.
Toujours rebelle aux sentiers battus, après quelques mois difficiles à Paris, il obtient en 1950 un poste à l'Institut français de Mexico. Il ajoute à ses activités de professeur celle d'animateur d'un ciné-club de haute tenue, qui lui permet entre autres de révéler aux Mexicains les premiers chefs-d'œuvre surréalistes, qu'ils ignoraient, de Luis Bunuel, installé pourtant depuis 1938 au Mexique. Il fait l'expérience des réalités de l'Amérique latine. Il se lie aux plus lucides intelligences du continent, un Octavio Paz, un Mario Vargas Llosa. Une étude au vitriol sur la société mexicaine, prise depuis près d'un demi-siècle dans les rets d'un « Parti révolutionnaire institutionnel », est publiée dans la revue Esprit. Cet article impitoyable l'introduit, mais sous un pseudonyme, dans le grand journalisme.
Par ces voies de traverse, le bohème fait son miel. Il apprend sur le tas ce que l'on ne trouve ni dans les livres ni dans les salles de cours. Il ne sera jamais un pédant. Et comme, de surcroît, ni les livres, ni les bons maîtres ne lui ont manqué, ce polyglotte gyrovague peut amorcer de loin, au Mexique, sa vraie carrière, celle d'essayiste, de journaliste et d'écrivain.
Le voici cependant de nouveau professeur, maintenant agrégé, mais non pas docteur, pendant les quatre années fertiles qu'il passe à Florence, à l'Institut français et à la faculté de lettres, de 1952 à 1956.
Il est redevenu célibataire, il a des loisirs pour écrire, pour voyager, souvent en compagnie de son collègue André Fermigier, historien de l'art et fin lettré. C'est à Florence qu'il compose ses premiers manuscrits de longue haleine. C'est aussi à Florence qu'il devient, par l'expérience directe des œuvres, dans la conversation des experts, et la préparation de cours, un historien de l'art sans diplôme, mais dont la suite des événements attestera les compétences. « On ne parvient à la culture, lit-on dans les Mémoires de notre multiple confrère, que par des voies obliques par rapport à l'enseignement officiel, quoique directes par rapport à la culture même. »
Ces écoles buissonnières vont porter leurs fruits dès le retour à Paris du professeur Ricard, en 1956. L'année suivante, après publication en bonnes feuilles dans la revue qui avait été celle des Hussards, La Parisienne, dirigée désormais par François Nourissier et où caracole Jean d'Ormesson, le pamphlet Pourquoi des philosophes ? fait, comme on dit en Provence, « un malheur ». Publiée par René Julliard la même année, l'Histoire de Flore, portrait de femme et roman semi-autobiographique, tombe à plat. L'homme de lettres débutant eût sans doute préféré le contraire. Le batailleur est comblé.
Le nom de Jean-François Revel est devenu célèbre, mais dans le tintamarre : les doctes que son pamphlet a maltraités y contribuent par leur mauvaise humeur ; journaux et hebdomadaires se bousculent pour obtenir sa signature ; le flair des politiques subodore dans ce talent pamphlétaire un allié souhaitable. Encore quelques années, et le succès va lui permettre, en 1963, de quitter l'Éducation nationale et de vivre de sa plume. La ligne d'ombre est franchie, la vie de bohème terminée. Un grand journaliste et écrivain vient s'asseoir à notre table.
Mais ce nouveau venu nous rejoint avec l'expérience et la conscience professionnelle du professeur, métier qu'il a exercé pendant plus de dix ans en France et à l'étranger, et dont il écrira dans ses Mémoires qu'il l'a « adoré ». Des cours ou de la classe, il dira avoir préféré la seconde, « plus humaine et plus technique », et qui fait du professeur un entraîneur parmi un groupe de jeunes gens dont il connaît chaque individualité, et dont il accompagne la maturation singulière. Chaque professeur de collège et de lycée est un peu Socrate parmi la jeunesse d'Athènes.
Encore faut-il que naisse, dans la salle de classe, cette passion commune d'apprendre, que l'élève Ricard avait connue chez les jésuites de l'école libre de Provence, et qu'il avait retrouvée autour de lui au lycée Faidherbe de Lille et au lycée Jean-Baptiste Say à Paris. Si ce désir naturel et élémentaire de croître ensemble est faussé ou même prévenu par un confort intellectuel préfabriqué et prématuré, l'Université, de haut en bas, est menacée de ne plus mériter son beau nom d'Alma Mater. La République, elle aussi, peut connaître cette paralysie de l'esprit.
Le professeur Ricard ne s'était pas heurté à cette paresse hargneuse dans ses classes de lycée. L'essayiste et journaliste Revel va la découvrir peu à peu, et la combattre courageusement de front dans un milieu parisien dont la bonne conscience hautaine protège, comme une carapace, les idées reçues et les calculs de prudence. Sur le forum, face à des adversaires qui savent mordre en meute, il va se montrer, avec d'autant plus de pugnacité qu'il a affaire à des retors, ce Socrate en action dont il avait d'abord exercé l'ironie avec bienveillance, parmi ses élèves.
Les réactions à son premier livre le prévinrent de ce qui l'attendait, et peut-être, le mirent en appétit. Pourquoi des philosophes ? a provoqué une véritable Querelle. Ses adversaires dénoncent une provocation de circonstance : la grosse colère affectée par un inconnu qui se fait connaître aux dépens d'illustres docteurs. Comme Molière écrivant La Critique de l'École des femmes, Revel publie deux ans plus tard, sous le titre La Cabale des dévots, un bilan goguenard de la Querelle dont son livre a été l'objet.
En réalité, anticipant sur les savantes études de Pierre Hadot, la question centrale qui gouverne ce pamphlet est simple et forte. Relayée par Hadot, elle fera son chemin dans l'esprit de Michel Foucault et de Paul Veyne. La philosophie est-elle un mécano de concepts, que l'on monte ou que l'on démonte, comme la théologie pour les docteurs scolastiques, ou bien est-elle une méthode expérimentale qui enseigne à savoir se gouverner soi-même et éventuellement à savoir orienter la Cité, comme le voulaient les écoles antiques du Lycée ou du Portique, et après elles, un Montaigne, un Molière ? Le premier coup d'éclat de l'essayiste, sous sa tonitruance, rappelait au Quartier latin et à ses régents que Massilia, Agrigente, Athènes en avaient su beaucoup plus long qu'eux sur la vie bonne, et sur les chemins qui y conduisent.
Les compliqués d'époque tardive qui, du haut de leur pensoir, échappent à la vérité et manquent la substance savoureuse des choses, avaient essuyé déjà la verve du pamphlétaire. On la retrouve, cette verve, dans l'autre livre, conçu lui aussi à Florence, qu'il publiera en 1960 : Sur Proust. Ce n'est pas un pamphlet. C'est un chef-d'œuvre d'analyse et d'ironie. Proust est en effet devenu l'idole des compliqués. Quel régal de roi de montrer que la Recherche, véritable exercice au sens de Pierre Hadot, est le contraire de ce que ses idolâtres croient savoir de Proust, et que, de surcroît, semble confirmer sa correspondance maniérée ! Le poète de la Recherche, libérateur de Proust, pasticheur de Proust, regarde la vie en face, avec un sens comique aussi robuste que celui de Plaute ou de Molière. Il nous a légué, de sa chambre de malade, parmi ses fumigations, un merveilleux viatique de gai savoir.
Le séjour florentin, le tourisme d'art dans l'Italie profonde ont été une corne d'abondance. En 1958, avait paru, non sans scandale des deux cotés des Alpes, Pour l'Italie. Là encore, un poncif des raffinés volait en éclats : il venait d'être tout fraîchement ravivé par des livres, Tempo di Roma d'Alexis Curvers, La Modification de Butor, et par un film, Vacances romaines. L'Italie de De Sica et de Rossellini était furieusement à la mode.
En solide Latin qui sait ce qu'est la vie civile, l'auteur de Pour l'Italie s'est régalé à faire voir dans ce livre semi-autobiographique une société italienne pathétique et ridicule, corsetée par la bigoterie et la pruderie, déboutonnée par la sous-administration, gâchée par la corruption. Le livre fut bientôt traduit en italien. Il a eu un succès durable dans la péninsule, prompte à se désoler d'elle-même. Il faut l'avouer : cette satire provocante, et vraie à son heure, de l'Italie démocrate-chrétienne d'après-guerre, a vieilli. Elle ne faisait pas assez pressentir, sous la surface, la santé essentielle d'un peuple très expérimenté, et beaucoup plus avisé qu'il ne semble à l'admiration convenue ou à la condescendance des Français. Le professeur à l'Institut de Florence, de retour à Paris, était lui-même la preuve vivante de sa propre partialité : cette Italie qu'il démystifiait si âprement lui avait porté bonheur.
Un autre personnage est venu dans l'intervalle prendre place dans mon portrait de groupe : Revel militant politique. Il tient à la main son premier pamphlet « engagé » : Le Style du Général, publié en 1959, et honoré par un bloc-notes acide de François Mauriac. À l'arrière-plan de ce mousquetaire, décidé à en découdre avec le pouvoir personnel, se dessine peu à peu une silhouette à large feutre noir. Même dans l'ombre, nul ne manquera de reconnaître le singulier sourire de celui que l'on surnomme, depuis longtemps, « le Florentin ». Il est en train d'écrire Le Coup d'État permanent, qui paraîtra en 1964. Il fait figure alors de champion du libéralisme politique et de la construction européenne, face à l'État U.N.R.
Les deux hommes, pour des motifs bien différents, se sont rapprochés en 1961. La nouvelle vedette de la presse et de l'édition avait été révulsée par les conditions et par le programme du retour du Général au pouvoir et il l'avait fait hautement savoir. Le déjà vieux routier de la politique, quant à lui, avait flairé dans ce malaise, partagé au centre comme à gauche de l'échiquier politique, sa chance d'opposer un jour rassemblement à rassemblement, et d'emporter la partie.
Le généreux est séduit, jusqu'à un certain point, par le très habile politicien. Il entre dans son gouvernement fantôme, au titre de ministre de la Culture. Il se réjouit du ballottage inespéré de 1965, qui pose François Mitterrand, au second tour des présidentielles, en David de l'opposition contre de Gaulle-Goliath, ce qui fait de cet heureux candidat battu le chef de l'opposition, de préférence à Mendès, à Defferre, à Lecanuet. Revel se présente même à la députation en 1967, sur l'une des listes F.G.D.S. les moins promises au succès, à Neuilly-Puteaux.
Dès 1972, il s'éloigne du tentateur. Le contre-rassemblement sur lequel François Mitterrand, après ses déboires en 1968, compte pour conquérir le pouvoir, n'est plus du tout ancré au centre, comme c'était encore le cas dans les dix années précédentes : il veut maintenant engranger le poids électoral des communistes ; son programme commun, pour l'essentiel, est celui que lui a dicté le parti stalinien.
L'éducation politique de l'écrivain Revel s'achève. Il s'est rapproché à la fois du Raymond Aron de L'Opium des intellectuels (1957) et du Jean-Jacques Servan-Schreiber du Défi américain (1967). Dès octobre 1972, il a l'audace de dénoncer, dans un éditorial de L'Express, les « scellements ignorés » qui rattachent en France la pesanteur des idéologies dominantes, l'arbitraire de l'État et l'information biaisée dont souffre le public. Désormais, les assis de gauche voient en lui un affreux trublion.
Les livres qu'il va publier exposent avec une impardonnable vigueur dialectique les conclusions libérales auxquelles l'ont conduit ses nombreux voyages et séjours dans les pays de l'Est, en Amérique latine et en Amérique du Nord, et son expérience des coulisses de la vie politique française. La Tentation totalitaire, en 1976, est suivie, après quelques mois, par La Nouvelle Censure, un exemple de mise en place de la mentalité totalitaire où l'auteur, analysant les réactions furieuses à son livre, démonte les mécanismes de défense des chiens de garde de l'orthodoxie progressiste et range les rieurs de son côté. Le Rejet de l'État en 1984, Le Regain démocratique en 1992, scandent un long et patient effort pédagogique pour déniaiser les élites françaises, et les convaincre que l'État envahissant, de quelque nom dont on le pare, colbertiste, keynésien ou marxiste, n'est plus qu'un dinosaure: la liberté d'entreprendre est encore, ou de nouveau, la meilleure chance de vitalité et d'avenir pour les sociétés de la fin du siècle.
Pourtant, l'essayisme politique est très loin de résumer son existence. Tout en livrant, sur le forum, cette bataille de longue haleine, et qui n'est toujours pas gagnée, le lettré a publié des essais étincelants dans les colonnes de France- Observateur et du journal Arts : ils ont été réunis depuis sous le titre Contrecensures. Il dirige chez Pauvert la collection « Libertés » qui publie ou réédite plusieurs courts chefs-dœuvre du pamphlet : La Trahison des clercs de Benda, La Littérature à l'estomac de Gracq, Nouvelle critique, nouvelle imposture de Raymond Picard. Plusieurs brûlots ont été ainsi lancés dans le bunker de la pensée captive du Quartier latin.
Un autre Revel, amateur et historien de l'art, fait traduire chez René Julliard les classiques américains, anglais et italiens de la discipline, et il écrit lui-même de nombreuses études dans L'Œil et dans Connaissance des arts ; elles viennent d'être réunies cette année même dans un beau recueil intitulé : L'Œil et la connaissance.
L'agrégé de philosophie n'oublie pas pour autant sa vocation première : dans Descartes inutile et incertain, il dénonce une célèbre tentative française de faire coïncider la pensée théologique avec la science, et il poursuit sa pointe dans une Histoire de la philosophie occidentale qui se refuse à la technicité et vise un large public.
Le poète qu'il fut, le correspondant de Max Jacob dans ses années de collège, l'admirateur et ami de Breton après la guerre, a fait paraître une Anthologie de la poésie française. Ni Voltaire, ni Péguy, ni Claudel, n'y figurent. Mais on y trouve, parmi d'admirables chefs-d'œuvre lyriques connus ou moins connus, le sonnet d'Oronte et de Georges Fourest, un « Pseudo sonnet africain et gastronomique ou (plus simplement) repas de famille ».Voici le second tercet :
« Makoko reste aveugle à tout ce qui l'entoure : Avec conviction ce potentat savoure Le bras de son grand-père et le juge trop cuit . »
Comme vous le voyez, mon portrait de groupe s'est accru tout à coup de nombreux convives. Je n'aurai garde de manquer d'y faire figurer aussi le gastronome éclaire et le connaisseur des grands crus. Cet autre Revel a écrit un chef-d'œuvre d'érudition élégante et de succulentes saveurs : Un festin en paroles. On le dirait traduit du latin dAulu-Gelle ou d'Apulée. Son auteur est membre du club des Cent, une académie de Lucullus qui hérite d'une tradition parisienne remontant au club de la Fourchette, puissance occulte et déterminante, sous la monarchie de juillet, dans les élections à notre propre Académie.
Les Cent se réunissent une fois par semaine, leur jeudi concurrent du nôtre, autour d'un déjeuner organisé, surveillé et expérimenté à l'avance par un brigadier. Le brigadier Revel a fait triompher, au cours de l'un de ces plantureux déjeuners, une recette romaine, le canard d'Apidus. Canard poché dans un bouillon salé et aromatisé, puis rôti, après avoir été nappé d'une couche de miel et d'épices variées, poivre, coriandre, cumin, assa fetida, servi avec un vin de Banyuls, faute du Falerne cher à Horace. Ce chef-d'œuvre de l'Antiquité est encore au menu d'un des grands restaurants de Paris, repris par le même maître queux qui l'avait mitonné d'abord sous la direction experte de notre nouveau confrère.
L'homme, public et privé, des années soixante-dix, est-il parvenu à ce dosage équilibré entre loisir lettré, luttes du forum, et sagesse personnelle vers lequel il n'a, au fond, cessé de tendre depuis sa crise de jeunesse ?
Il s'en est beaucoup rapproché. Mais il a encore besoin de batailles publiques pour absorber le surcroît de sa prodigieuse vitalité et donner libre cours à son goût du défi. Peu à peu, il est passé du statut de grand journaliste, à France- Observateur, puis à L'Express, où il était entré comme éditorialiste de la section « livres » en 1966, à celui de capitaine de presse. Imaginez-le, tel qu'il apparaît alors, entre deux avions, deux conseils de rédaction, deux bouclages sur le marbre, deux coups de téléphone, deux révélations sensationnelles et soigneusement préparées, depuis qu'il est devenu en 1978 directeur de la rédaction de l'hebdomadaire fondé par Jean-Jacques Servan-Schreiber, et maintenant propriété de Jimmy Goldsmith. L'éditorialiste politique de L'Express est Raymond Aron. Pour le voir, pour l'entendre, évoluant entre ces deux personnalités de grand format et de style entièrement différent, souvenez-vous des pages les plus mouvementées de ses Mémoires. C'est Athos entre un Porthos des affaires et un Aramis de la pensée.
La rupture avec L'Express en 1981, l'entrée l'année suivante au Point, l'hebdomadaire rival fondé par Claude Imbert en 1972, inaugurent la longue saison dorée de Jean-François Revel. Elle dure depuis presque deux décennies déjà, fertiles et sereines à l'intérieur, toujours pugnaces à l'extérieur.
À Claude Imbert, vous pourriez dire, cher Jean-François, paraphrasant Virgile : Amicus haec otia fecit. Depuis que Le Point vous permet d'exercer le journalisme sans rompre tous les jours en visière les démons de la communication, que vous avez si courageusement dénoncés dans La Connaissance inutile, votre devise n'est-elle pas le mot de Sénèque : Otium sine litteris mors est, et vivi hominis sepultura ?
Ces longues années au Point ont fait de vous un magistrat de la presse et des lettres et un sénateur à vie de la politique française.
Faute de siège au Sénat de la République, récompense des hommes de parti, votre indépendance s'est tournée vers nous. Notre Compagnie, qui est faite d'une conjonction de singularités, l'a reconnue volontiers pour sienne et vous reçoit aujourd'hui, avec tous ceux que vous avez été tour à tour et à la fois, depuis votre enfance à « La Pinède », à la table de son propre banquet d'Immortels.
Il est dommage que David, le néo-classique David, n'ait pas dessiné pour l'Institut un costume à l'antique, toge à vastes draperies et couronne de lauriers. Il vous siérait beaucoup mieux encore que notre moderne habit vert. Vous êtes, dans votre plus récente Incarnation, un parfait modèle pour l'un de ces sculpteurs romains qui ont porté au très grand art le portrait individuel des hommes publics, ou pour l'un de leurs splendides héritiers français du siècle des Lumières, Bouchardon ou Pajou. Et ce n'est pas seulement par des affinités physiognomoniques que vous appartenez à la Rome de l'empereur Hadrien, ou à celle qu'habitait, pour y méditer sur la grandeur et la décadence, Charles de Secondat de Montesquieu.
C'est aussi, et c'est surtout, par votre amour de la sagesse, de la liberté, de la vérité, par votre allergie aux dieux, par votre culte de l'amitié, par votre culture nourrie d'auteurs latins et de poètes français. Parmi tous ces traits d'ancien Romain et de Français des Lumières, je voudrais isoler et rapprocher, pour achever ce portrait, votre religion de l'amitié et votre inimitié pour les religions.
Vos Mémoires (mais aussi ma propre enquête et ma propre expérience) attestent votre don d'attirer à vous, sous tous les cieux, des amis de qualité, et de les garder. Ils sont nombreux aujourd'hui dans cette enceinte pour vous faire fête. En filigrane, votre autobiographie est un véritable traité De amicitia. Mais elle ne cache pas, c'est le moins que l'on puisse dire, votre éloignement pour les Églises, pour leurs dogmes, pour le socle sacré sur lequel elles affirment toutes jalousement reposer.
Ce culte de l'amitié et cette répulsion pour les cultes sont l'avers et le revers d'un même humanisme laïc parvenu à maturité. Vos prédilections vont aux époques, comme celle de Cicéron et de Sénèque, ou celle de Montesquieu et de Voltaire, où les dieux anciens sont morts, et où le Dieu nouveau reste encore caché. Dans ces parenthèses de l'histoire religieuse des hommes, la terre et non le ciel, la société et non l'après-vie, l'instant qui fuit et non l'éternité, sont le terrain d'exercice, pour des élites éclairées, d'un art de vivre ici-bas. Mais sommes-nous à l'époque des élites éclairées ? Vous avez démontré vous-même que les religions séculières peuvent être plus aveugles et plus féroces — et j'ajouterais beaucoup moins fécondes — que les religions de la transcendance.
On a pu s'étonner que, l'année dernière, dans un dialogue intitulé Le Moine et le Philosophe vous ayez semblé rompre avec le Tanturn religiosuasit malorum de Lucrèce. Le succès de ce dialogue a démontré l'intérêt croissant pour le bouddhisme qui se manifeste en France comme dans tout l'Occident euro-américain. Il est vrai que, dans cet entretien qui a pour objet le bouddhisme tibétain, vous avez pour interlocuteur votre propre fils, Matthieu, qui fut l'un des meilleurs élèves à l'Institut Pasteur de notre confrère François Jacob. Contre toute attente, et d'abord contre vos propres vœux, Matthieu Ricard s'est soudain détourné de la brillante carrière scientifique qui lui était promise. Il est devenu le meilleur disciple du moine bouddhiste tibétain Dilgo Khyendsé, et maintenant un très proche collaborateur du dalaï-lama. Il est vrai aussi que votre horreur des États exterminateurs ne peut que vous rendre solidaire du Tibet, soumis par la Chine communiste à un génocide lent, mais radical, et éveiller votre bienveillance pour l'ancienne et savante religion qui est l'âme de ce peuple martyr. Malgré tout, vous tenez bon dans ce dialogue la cause agnostique de la science et de la philosophie. La compréhension que vous accordez au bouddhisme s'adresse à une sagesse analogue au stoïcisme et à l'épicurisme antiques qui vous sont chers ; vous y reconnaissez une méthode pour approfondir la conscience verticale de l'instant, et non pas une religion de salut. L'amitié évidente qui vous unit à votre fils n'a pas fait de cet échange l'amorce de votre conversion : entre Jean-François et Matthieu, c'est l'expérience partagée du jardin de Candide, une conversation d'intelligences diversement orientées, et qui tient en respect, aussi longtemps qu'elle peut durer, le fanatisme et la terreur.
Votre humanisme laïc, que je situerais volontiers dans la tradition d'Alain, avec plus de chaleur généreuse dans votre cas, ne s'oppose pas à la science. Au contraire, il a besoin d'elle, elle a besoin de lui, il la complète dans l'ordre des mœurs. Il vise comme elle à rendre ici-bas plus commode, plus raisonnable, moins douloureux et moins bref.
Vous venez de nous tracer un magnifique portrait d'homme de science, qui était aussi à sa manière un saint laïc, Étienne Wolff.
J'ai rencontré pour la première fois Étienne Wolff à Rouen, au lycée Corneille, où il avait fait ses études secondaires, et où il présidait les célébrations du tricentenaire du poète dramatique, qui avait fait ses études dans les mêmes murs élevés au dix-septième siècle pour recevoir un grand collège de Jésuites. L'illustre savant, timide, intimidant, était resté ce jour-là sur la réserve. En réalité, j'eus plusieurs fois l'occasion, lorsque j'étais candidat au Collège de France, dont il a été un sage et vigilant administrateur, vous venez de le rappeler, puis à l'Académie française, où il occupait le fauteuil de La Fontaine, de découvrir que j'avais obtenu d'emblée, sans le savoir, son estime, sa sympathie, son soutien, et ce soutien était de poids. J'eus souvent l'occasion depuis de m'entretenir avec lui, et de mieux deviner, sous la pudeur, une profonde sensibilité qu'un cruel veuvage avait endolorie, et de frémissantes antennes tournées vers autrui.
Pour lui, les lettres étaient une consolation, mais il voyait aussi en elles le socle sur lequel la science moderne s'était édifiée. Aussi était-il intimement persuadé qu'entre les deux étages de la connaissance, l'un recourant aux seules langues naturelles, l'autre faisant appel aux langages symboliques, la conversation était beaucoup plus naturelle et plus fertile que ne l'avait prétendu, dans un essai trop célèbre, intitulé Les Deux Cultures, le professeur C.P. Snow. Lui-même était la preuve vivante de cette complémentarité.
Ce n'était pas seulement par sa fréquentation quotidienne des auteurs classiques, qu'il avait appris à aimer au lycée. Il lisait les modernes, les contemporains. Il demandait aux écrivains de maintenir en alerte son imagination et la fine pointe de son esprit. Biologiste et tératologue, il était aussi grand botaniste, zoologue et géologue. Il disait volontiers que dans ces sciences, la précision de la langue est le point de départ et d'arrivée de toute recherche. Linné était ainsi parent proche de Littré. Il réunissait en lui Linné et Littré dans les séances du Dictionnaire, ou il resta assidu jusqu'à ses derniers jours, avec son extraordinaire mémoire des mots rares et son aptitude aux définitions nettes et concises. Nous vous sommes tous reconnaissants de l'éloge que vous venez de prononcer à sa mémoire. Nous l'aimions tous chèrement. Vous l'avez fait apparaître devant nous tel qu'il vit toujours dans nos cœurs.
J'aurai rempli moi aussi mon office dans ce rite d'accueil si, en échange, j'ai le moins du monde réussi à faire sentir à tous que l'inspiration de vos diverses vies, de vos multiples talents, de vos convictions, de vos colères et de votre ironie critique, est en dernière analyse cette même bonté qui était l'âme de votre prédécesseur. C'était aussi, pour les Romains, la définition de l'orateur : vir bonus dicendi peritus, et pour nous celle de l'académicien français.
Le Ciel, parmi toutes les béatitudes qu'il dispense aux hommes à sa guise, a choisi, pour notre bonheur, de vous pourvoir sans compter de cette bonté qui fonde et qui anime le talent d'écrire. C'est pourquoi notre Compagnie vous accueille aujourd'hui à bras ouverts.
Réponse de M. Marc Fumaroli au discours de M. Jean-François Revel
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
Le jeudi 11 juin 1998
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Il n'est pas fréquent, Monsieur, qu'un jeune homme aussi gaillard que vous ait déjà publié ses Mémoires, peu de temps avant d'être élu à l'Académie. C'est la première fois, si je ne me trompe, qu'un tel cas se produit. Vous avez ainsi rendu très difficile le plaisir de vous y accueillir. Je ne mesurais pas l'obstacle le jour où, dans un élan d'amitié et d'estime, j'ai accepté l'honneur que vous m'avez fait en me demandant de vous répondre.
Un discours de réception est une sorte de miroir de Venise dans lequel le nouvel académicien, après avoir remercié ses pairs et fait l'éloge de son prédécesseur, est invité à se regarder en grande cérémonie : dans l'image que lui propose l'un de ses confrères, il se voit une dernière fois en simple mortel, au moment où il fait son entrée en immortalité. Cette épreuve du miroir n'est pas exactement l'heure de vérité : l'enceinte académique n'a rien d'une plaza de toros ni du tribunal de l'Éternité, ni à plus forte raison de ce plateau de télévision où vous vous êtes un jour trouvé en butte aux injures d'un Georges Marchais ; mais enfin, c'est un grand moment de face à face public avec soi-même, et la pompe qui entoure nos anciens rites oratoires le rend mémorable pour leur nouvel initié.
Mais vous, vous avez pris les devants : vous vous êtes si bien montré vous-même au naturel dans vos Mémoires que le discours de réception est déjà tout fait. Il est seulement un peu long. Résumez-moi, me direz-vous. Là commence la difficulté : comment réduire en portrait de style académique le héros truculent, guerroyant et picaresque du western d'aventures et d'action que vous avez intitulé : Le voleur dans la maison vide ? Vous aviez une caméra-stylo et je n'ai qu'un pinceau.
Ce projet de portrait d'apparat, unique chance que vous m'ayez laissée de vous représenter après vous à vous-même, a dû très vite évoluer vers le portrait de groupe. Dans vos Mémoires, vous vous êtes donné l'avantage de la narration et qui plus est, de la narration à la première personne. Ces deux techniques donnent une forte impression d'unité. Sans doute, Revel raconte Ricard, Ricard juge Revel, le montage narratif entremêle les lieux et les temps, mais on entend toujours la même voix qui a mué autrefois et qui a mûri depuis. C'est la réussite littéraire de votre livre. Mais moi, à force de relire vos ouvrages, d'entendre vos amis si divers m'entretenir de vous, à force de vous faire poser vous-même à une excellente table de la rue du Cardinal Lemoine, à mi-chemin de mon bureau du Collège et de l'île Saint-Louis où vous habitez, j'ai dû me rendre peu à peu à l'évidence : j'accueille aujourd'hui, au nom de notre Compagnie, dans un même et unique fauteuil, non pas un seul personnage, signataire de livres nombreux et célèbres, auteur notamment de Mémoires, mais bien plusieurs académiciens sous une seule identité et un seul habit brodé de vert.
Faute de pouvoir, comme vous, les fondre dans un même récit haletant de drôlerie et de vie, je vais être obligé de les peindre l'un après l'autre, l'un à côté de l'autre, en espérant que vous vous reconnaîtrez cependant, tenant successivement tous les rôles, dans cette réunion de poètes, d'artistes et de philosophes à la Fantin-Latour, dont les Quarante, sous le seul nom de Revel, reçoivent aujourd'hui le renfort collectif.
Cette société d'âges, d'activités et de loisirs différents, vous-même, je la représenterais volontiers autour d'une table très bien servie, car les festins d'un Revel ne sont pas, comme on sait, que de paroles. À côté des verres, parmi les bouteilles et les plats, la pile de vos livres atteste la fécondité de vos nombreux avatars.
Au bas bout de la table, je ferai voir d'abord un tout jeune Massilien des années 1938-1941. Il aurait pu être un élève de Quintilien, au iii e siècle, ou un personnage adolescent de notre très regretté confrère Marcel Pagnol, sur l'autre versant de ce siècle-ci.
Cet adolescent est mince, robuste, chevelu. Un corps bref et musclé, un visage en lame de couteau ; c'est un caractère entier, fidèle en amitié, violent dans ses admirations et ses irritations, prompt aux amours passionnées comme aux voluptés de passage. Ce garçon intrépide promet d'être un grand vivant, il l'est déjà. Si nous pouvions l'entendre, sa belle voix grave serait peut-être encore, dans ces années profondes, colorée d'accent provençal, avec un imperceptible arrière-fond d'exotisme, car une enfance à Maputo, au Mozambique, avait fait du portugais sa première langue maternelle.
Ce jeune Latin de teint clair est né en Provence en 1924, d'un père lyonnais et d'une mère enracinée dans une Franche-Comté autrefois espagnole. Depuis le retour de ses parents du Mozambique, en 1929, il a grandi dans une belle et ancienne villa provençale, « La Pinède », au milieu d'un parc du quartier Sainte-Marguerite, à Marseille.
À l'automne, cet adolescent accompagne à la chasse, dans la Crau, son père, son oncle et leurs amis ; l'été il pêche en bateau dans le lac de Saint-Point, comme ses lointains ancêtres que représentent les mosaïques du palais de l'empereur Maximien, à Piazza Armerina, en Sicile. Cette Provence encore romaine est tout aussi bien celle de Marius et César : les chasseurs de la Crau, le lendemain de leurs exploits, les racontent et les miment pour le public du « Rendez-vous des chasseurs », sur le Vieux Port de Marseille ; un fusil de bois est à leur disposition pour appuyer leurs galéjades de l'éloquence du geste.
Le jeune garçon étudie en externe, chez les jésuites, à l'école libre de Provence, les auteurs latins et grecs, l'histoire, la philosophie. Le sens du péché n'inquiète pas son tempérament précoce : ses cousines de « La Pinède » et les baigneuses de la Corniche ne lui sont pas, de son propre aveu, farouches. Entre les études et les amours, il a une autre ressource, la bibliothèque et la conversation paternelles. Au banquet de toute une vie, je ne puis manquer de faire figurer, aux côtés de l'adolescent Jean-François Ricard, Joseph-MarieThéophile, son père. Il lui doit les premières nourritures inédites qui irritent souvent contre lui ses régents jésuites, attachés aux auteurs du programme scolaire.
Ce père, à sa manière lettré, n'a pourtant pas fait beaucoup d'études, il est né dans une famille modeste qui compte des dessinateurs pour l'industrie textile lyonnaise. Ancien combattant de 14-18, officier de réserve, deux fois croix de guerre, il doit, comme son frère, à un beau mariage d'être entré dans la moyenne bourgeoisie industrielle. Comme ses amis, il lit L'Action française. Le maurrassisme avait poussé dans l'entre-deux-guerres de profondes racines en Provence, dont Maurras, natif de Martigues, est originaire.
Lire L'Action française, c'était pour M. Ricard un choix politique, ce fut aussi, pour ce petit industriel doué pour les mathématiques plus encore que pour les affaires, une initiation littéraire, à la fois classique par ses références à la Grèce et à la Rome antiques, et très moderne grâce à la liberté des meilleurs critiques dont Maurras s'était entouré. Marcel Proust, correspondant de Maurras, a pu écrire peu avant sa mort, à peu près au temps où Jean-François Ricard venait au monde :
« Ne pouvant plus lire qu'un journal, je lis L'Action française. Je peux dire qu'en cela je ne suis pas sans mérite [...]. Mais dans quel autre journal le portique est-il décoré à fresque par Saint-Simon lui-même, j'entends Léon Daudet ? Plus loin [...] la colonne lumineuse de Bainville. Que Maurras [...] donne sur Lamartine une indication générale, et c'est pour nous mieux qu'une promenade en avion, une cure d'altitude mentale. »
Amateur de poésie et de prose modernes, M. Ricard père était aussi à sa façon un mécène, accueillant chez lui un peintre provençaliste, Audibert, achetant ses tableaux, l'emmenant avec sa famille, en 1938, à Genève, pour admirer une exposition des chefs-d'œuvre du Prado, que le gouvernement républicain espagnol avait mis à l'abri en Suisse.
Les germes des nombreuses curiosités que Jean-François Revel cultivera plus tard avec science et bonheur, les critères d'humanité selon lesquels il jugera les milieux et les cités nombreuses dont il aura fait sont déposés alors chez cet adolescent ardent. Il parlera plus tard, avec reconnaissance et nostalgie, de la « civilisation marseillaise » de sa jeunesse.
Il a déjà l'esprit frondeur et un instinct pour la presse : en classe d'humanités, la seconde de nos lycées, il crée avec une subvention familiale une revue dont il est le directeur et l'unique rédacteur, Le Catalyseur. Il y raille le préfet des études, le père Moille, dont la soutane est trop bien remplie, sous le nom de « Baleine ». Cela vaudra de sérieuses persécutions au journaliste en herbe, que « Baleine » n'appellera plus à son tour que « le Carotteur ». Pour autant, ce mauvais esprit reconnaissait volontiers en privé la science de latiniste hors de pair du vindicatif jésuite.
Il avait aussi trouvé moyen d'entrer en correspondance avec le poète Max Jacob, ce qui laisse entendre à quel point il était déjà intérieurement libre et vis-à-vis de son père et vis-à-vis de ses bons maîtres.
Dès 1941, de vives dissensions politiques explosent entre le père et le fils. Le jeune Jean-François quitte Marseille pour entrer dans l'hypokhâgne du lycée du Parc à Lyon, réputée la meilleure de tout le Sud-Est. C'est maintenant un étudiant indépendant dont le destin échappe à sa famille et qui embrasse, mais à sa manière, celui de sa propre génération.
Au lycée du Parc, il retrouve les belles-lettres telles qu'on les cultive à L'Action française, en la personne du professeur Victor-Henri Debidour, ou à travers l'influence qu'a exercée au lycée de Clermont, sur plusieurs de ses camarades hypokhâgneux venus d'Auvergne, le jeune Pierre Boutang. L'Action française elle-même, directeur en tête, est d'ailleurs alors repliée à Lyon. Mais le choix de l'étudiant est fait en sens inverse. Il est entré comme courrier dans un réseau de résistance où son supérieur direct est un autre professeur, Auguste Anglès, futur auteur d'une érudite histoire de la première N.R.F.
Il évolue dans le milieu de la revue Confluences, que dirigent René Tavernier et Jean Thomas. Il y croise le futur introducteur de Heidegger en France, le philosophe Jean Beaufret. S'il a pris le parti politique opposé à celui de son père, cet engagement ne l'a pas éloigné, pas plus qu'Auguste Anglès, de la littérature. Sous le pseudonyme de François Fontenay, il publie dans Confluences de janvier 1943 une élégie qui ne doit rien aux sombres circonstances :
« Ce sommeil étranger contre le mien dont mon épaule a gardé la forme et dont nous laissions trace à terre Ce bonheur lent de nos deux mains je les avais aimés en toi, au premier soleil dans la nappe de feu, et cette fleur de lumière prête à jaillir de tes yeux. Maintenant je pars à la trace de ton chemin . »
Cette même année 1943, reçu de justesse au concours de l'École normale, le jeune résistant et poète « monte » à Paris, où cette fois son supérieur de réseau est un autre professeur, Pierre Grappin, ami d'Auguste Anglès.
Le destin de sa génération se précipite. Aussi bien à l'École que dans les cercles de la Résistance, la défaite enfin évidente du totalitarisme nazi pousse à l'autre extrême idéologique la jeunesse pensante, qui entre en grand nombre, avec la foi grave du charbonnier, dans les rangs de la secte communiste.
Le jeune normalien, dont ses courageux états de service dans la Résistance avaient fait un chargé de mission auprès d'Yves Farge, commissaire de la République à Lyon, ne cherche pas à en tirer un parti de carrière. Tout au plus a-t-il fait jouer cette autorité éphémère en faveur de son père, qu'il va tirer à Marseille d'un très mauvais pas.
Est-ce ébrouement après une trop forte tension ? Est-ce déception des espoirs conçus dans la Résistance ? Est-ce réaction vitale à l'entrechoquement des fanatismes ? Ou bien est-ce tout simplement cette « ligne d'ombre » dont parle Conrad, et qu'il est si difficile de traverser entre jeunesse et maturité ?
Loin d'entrer en politique, l'archicube Ricard ne se préoccupe même pas de suivre l'autre chemin tout tracé qui se propose à lui : l'agrégation de philosophie. Dans mon portrait de groupe, à côté de l'adolescent gallo-romain et de l'étudiant résistant, fait son entrée un jeune bohème à la recherche d'une identité, quoiqu'il soit déjà chargé de famille.
Il tâtonne dans diverses voies de traverse. Elles n'ont qu'un attrait commun : échapper à tous les enrégimentements pédantesques, qu'il s'agisse d'une préparation de concours, ou de la mise en carte de l'intelligence dans le stalinisme ou le stalino-sartrisme.
Ce bohème, qui se frotte, en même temps que beaucoup d'excellents esprits (un Peter Brook, un Louis Pauwels), à Gurdjieff et à ses « méthodes d'éveil », ou qui vagabonde en Égypte en compagnie d'un fils de famille fantasque et subtil, préfigure dès les années 1946-1949 les errances à la Kerouac et à la Ginsberg, dont il se fera plus tard, dans Ni Marx ni Jésus, l'observateur sceptique, mais attentif, dans l'Amérique des années soixante. C'est au cours de cette période qu'il va se lier à André Breton, dont il restera l'ami jusqu'à la mort de ce grand poète.
Il se laisse tenter par l'Algérie. Cette terre formait encore trois « départements français ». Elle connaissait alors sa dernière embellie, avant que ne s'y déclenche le mécanisme tragique dont nous ne voyons toujours pas la fin aujourd'hui. J'aurais souhaité faire surgir ici, à l'arrière-plan de mon portrait de groupe, le génial, généreux et insupportable Marc Zuorro, qui avait fasciné Sartre et Simone de Beauvoir, avant qu'ils ne le couvrent de sarcasmes. Zuorro, d'origine maltaise, né en Algérie, grand lettré qui n'écrivait pas, et homme d'influence, soutenait la politique du gouverneur général Chataigneau : rapprocher l'élite libérale musulmane et l'élite libérale de la colonisation ; il recrutait pour le gouverneur des jeunes gens de qualité. C'est lui qui convainquit Jean-François Ricard d'accepter un poste à la médersa de Tlemcen. Le limogeage de Chataigneau, l'arrivée à Alger de son successeur Marcel-Edmond Naegelen, les élections truquées du printemps 1948 persuadèrent le jeune professeur de démissionner. Son contrat moral n'avait pas été rompu de son chef. Il savait que cela ne lui faciliterait pas la vie. Mais son éducation politique, commencée pendant la Résistance et la Libération, se poursuivait.
Toujours rebelle aux sentiers battus, après quelques mois difficiles à Paris, il obtient en 1950 un poste à l'Institut français de Mexico. Il ajoute à ses activités de professeur celle d'animateur d'un ciné-club de haute tenue, qui lui permet entre autres de révéler aux Mexicains les premiers chefs-d'œuvre surréalistes, qu'ils ignoraient, de Luis Bunuel, installé pourtant depuis 1938 au Mexique. Il fait l'expérience des réalités de l'Amérique latine. Il se lie aux plus lucides intelligences du continent, un Octavio Paz, un Mario Vargas Llosa. Une étude au vitriol sur la société mexicaine, prise depuis près d'un demi-siècle dans les rets d'un « Parti révolutionnaire institutionnel », est publiée dans la revue Esprit. Cet article impitoyable l'introduit, mais sous un pseudonyme, dans le grand journalisme.
Par ces voies de traverse, le bohème fait son miel. Il apprend sur le tas ce que l'on ne trouve ni dans les livres ni dans les salles de cours. Il ne sera jamais un pédant. Et comme, de surcroît, ni les livres, ni les bons maîtres ne lui ont manqué, ce polyglotte gyrovague peut amorcer de loin, au Mexique, sa vraie carrière, celle d'essayiste, de journaliste et d'écrivain.
Le voici cependant de nouveau professeur, maintenant agrégé, mais non pas docteur, pendant les quatre années fertiles qu'il passe à Florence, à l'Institut français et à la faculté de lettres, de 1952 à 1956.
Il est redevenu célibataire, il a des loisirs pour écrire, pour voyager, souvent en compagnie de son collègue André Fermigier, historien de l'art et fin lettré. C'est à Florence qu'il compose ses premiers manuscrits de longue haleine. C'est aussi à Florence qu'il devient, par l'expérience directe des œuvres, dans la conversation des experts, et la préparation de cours, un historien de l'art sans diplôme, mais dont la suite des événements attestera les compétences. « On ne parvient à la culture, lit-on dans les Mémoires de notre multiple confrère, que par des voies obliques par rapport à l'enseignement officiel, quoique directes par rapport à la culture même. »
Ces écoles buissonnières vont porter leurs fruits dès le retour à Paris du professeur Ricard, en 1956. L'année suivante, après publication en bonnes feuilles dans la revue qui avait été celle des Hussards, La Parisienne, dirigée désormais par François Nourissier et où caracole Jean d'Ormesson, le pamphlet Pourquoi des philosophes ? fait, comme on dit en Provence, « un malheur ». Publiée par René Julliard la même année, l'Histoire de Flore, portrait de femme et roman semi-autobiographique, tombe à plat. L'homme de lettres débutant eût sans doute préféré le contraire. Le batailleur est comblé.
Le nom de Jean-François Revel est devenu célèbre, mais dans le tintamarre : les doctes que son pamphlet a maltraités y contribuent par leur mauvaise humeur ; journaux et hebdomadaires se bousculent pour obtenir sa signature ; le flair des politiques subodore dans ce talent pamphlétaire un allié souhaitable. Encore quelques années, et le succès va lui permettre, en 1963, de quitter l'Éducation nationale et de vivre de sa plume. La ligne d'ombre est franchie, la vie de bohème terminée. Un grand journaliste et écrivain vient s'asseoir à notre table.
Mais ce nouveau venu nous rejoint avec l'expérience et la conscience professionnelle du professeur, métier qu'il a exercé pendant plus de dix ans en France et à l'étranger, et dont il écrira dans ses Mémoires qu'il l'a « adoré ». Des cours ou de la classe, il dira avoir préféré la seconde, « plus humaine et plus technique », et qui fait du professeur un entraîneur parmi un groupe de jeunes gens dont il connaît chaque individualité, et dont il accompagne la maturation singulière. Chaque professeur de collège et de lycée est un peu Socrate parmi la jeunesse d'Athènes.
Encore faut-il que naisse, dans la salle de classe, cette passion commune d'apprendre, que l'élève Ricard avait connue chez les jésuites de l'école libre de Provence, et qu'il avait retrouvée autour de lui au lycée Faidherbe de Lille et au lycée Jean-Baptiste Say à Paris. Si ce désir naturel et élémentaire de croître ensemble est faussé ou même prévenu par un confort intellectuel préfabriqué et prématuré, l'Université, de haut en bas, est menacée de ne plus mériter son beau nom d'Alma Mater. La République, elle aussi, peut connaître cette paralysie de l'esprit.
Le professeur Ricard ne s'était pas heurté à cette paresse hargneuse dans ses classes de lycée. L'essayiste et journaliste Revel va la découvrir peu à peu, et la combattre courageusement de front dans un milieu parisien dont la bonne conscience hautaine protège, comme une carapace, les idées reçues et les calculs de prudence. Sur le forum, face à des adversaires qui savent mordre en meute, il va se montrer, avec d'autant plus de pugnacité qu'il a affaire à des retors, ce Socrate en action dont il avait d'abord exercé l'ironie avec bienveillance, parmi ses élèves.
Les réactions à son premier livre le prévinrent de ce qui l'attendait, et peut-être, le mirent en appétit. Pourquoi des philosophes ? a provoqué une véritable Querelle. Ses adversaires dénoncent une provocation de circonstance : la grosse colère affectée par un inconnu qui se fait connaître aux dépens d'illustres docteurs. Comme Molière écrivant La Critique de l'École des femmes, Revel publie deux ans plus tard, sous le titre La Cabale des dévots, un bilan goguenard de la Querelle dont son livre a été l'objet.
En réalité, anticipant sur les savantes études de Pierre Hadot, la question centrale qui gouverne ce pamphlet est simple et forte. Relayée par Hadot, elle fera son chemin dans l'esprit de Michel Foucault et de Paul Veyne. La philosophie est-elle un mécano de concepts, que l'on monte ou que l'on démonte, comme la théologie pour les docteurs scolastiques, ou bien est-elle une méthode expérimentale qui enseigne à savoir se gouverner soi-même et éventuellement à savoir orienter la Cité, comme le voulaient les écoles antiques du Lycée ou du Portique, et après elles, un Montaigne, un Molière ? Le premier coup d'éclat de l'essayiste, sous sa tonitruance, rappelait au Quartier latin et à ses régents que Massilia, Agrigente, Athènes en avaient su beaucoup plus long qu'eux sur la vie bonne, et sur les chemins qui y conduisent.
Les compliqués d'époque tardive qui, du haut de leur pensoir, échappent à la vérité et manquent la substance savoureuse des choses, avaient essuyé déjà la verve du pamphlétaire. On la retrouve, cette verve, dans l'autre livre, conçu lui aussi à Florence, qu'il publiera en 1960 : Sur Proust. Ce n'est pas un pamphlet. C'est un chef-d'œuvre d'analyse et d'ironie. Proust est en effet devenu l'idole des compliqués. Quel régal de roi de montrer que la Recherche, véritable exercice au sens de Pierre Hadot, est le contraire de ce que ses idolâtres croient savoir de Proust, et que, de surcroît, semble confirmer sa correspondance maniérée ! Le poète de la Recherche, libérateur de Proust, pasticheur de Proust, regarde la vie en face, avec un sens comique aussi robuste que celui de Plaute ou de Molière. Il nous a légué, de sa chambre de malade, parmi ses fumigations, un merveilleux viatique de gai savoir.
Le séjour florentin, le tourisme d'art dans l'Italie profonde ont été une corne d'abondance. En 1958, avait paru, non sans scandale des deux cotés des Alpes, Pour l'Italie. Là encore, un poncif des raffinés volait en éclats : il venait d'être tout fraîchement ravivé par des livres, Tempo di Roma d'Alexis Curvers, La Modification de Butor, et par un film, Vacances romaines. L'Italie de De Sica et de Rossellini était furieusement à la mode.
En solide Latin qui sait ce qu'est la vie civile, l'auteur de Pour l'Italie s'est régalé à faire voir dans ce livre semi-autobiographique une société italienne pathétique et ridicule, corsetée par la bigoterie et la pruderie, déboutonnée par la sous-administration, gâchée par la corruption. Le livre fut bientôt traduit en italien. Il a eu un succès durable dans la péninsule, prompte à se désoler d'elle-même. Il faut l'avouer : cette satire provocante, et vraie à son heure, de l'Italie démocrate-chrétienne d'après-guerre, a vieilli. Elle ne faisait pas assez pressentir, sous la surface, la santé essentielle d'un peuple très expérimenté, et beaucoup plus avisé qu'il ne semble à l'admiration convenue ou à la condescendance des Français. Le professeur à l'Institut de Florence, de retour à Paris, était lui-même la preuve vivante de sa propre partialité : cette Italie qu'il démystifiait si âprement lui avait porté bonheur.
Un autre personnage est venu dans l'intervalle prendre place dans mon portrait de groupe : Revel militant politique. Il tient à la main son premier pamphlet « engagé » : Le Style du Général, publié en 1959, et honoré par un bloc-notes acide de François Mauriac. À l'arrière-plan de ce mousquetaire, décidé à en découdre avec le pouvoir personnel, se dessine peu à peu une silhouette à large feutre noir. Même dans l'ombre, nul ne manquera de reconnaître le singulier sourire de celui que l'on surnomme, depuis longtemps, « le Florentin ». Il est en train d'écrire Le Coup d'État permanent, qui paraîtra en 1964. Il fait figure alors de champion du libéralisme politique et de la construction européenne, face à l'État U.N.R.
Les deux hommes, pour des motifs bien différents, se sont rapprochés en 1961. La nouvelle vedette de la presse et de l'édition avait été révulsée par les conditions et par le programme du retour du Général au pouvoir et il l'avait fait hautement savoir. Le déjà vieux routier de la politique, quant à lui, avait flairé dans ce malaise, partagé au centre comme à gauche de l'échiquier politique, sa chance d'opposer un jour rassemblement à rassemblement, et d'emporter la partie.
Le généreux est séduit, jusqu'à un certain point, par le très habile politicien. Il entre dans son gouvernement fantôme, au titre de ministre de la Culture. Il se réjouit du ballottage inespéré de 1965, qui pose François Mitterrand, au second tour des présidentielles, en David de l'opposition contre de Gaulle-Goliath, ce qui fait de cet heureux candidat battu le chef de l'opposition, de préférence à Mendès, à Defferre, à Lecanuet. Revel se présente même à la députation en 1967, sur l'une des listes F.G.D.S. les moins promises au succès, à Neuilly-Puteaux.
Dès 1972, il s'éloigne du tentateur. Le contre-rassemblement sur lequel François Mitterrand, après ses déboires en 1968, compte pour conquérir le pouvoir, n'est plus du tout ancré au centre, comme c'était encore le cas dans les dix années précédentes : il veut maintenant engranger le poids électoral des communistes ; son programme commun, pour l'essentiel, est celui que lui a dicté le parti stalinien.
L'éducation politique de l'écrivain Revel s'achève. Il s'est rapproché à la fois du Raymond Aron de L'Opium des intellectuels (1957) et du Jean-Jacques Servan-Schreiber du Défi américain (1967). Dès octobre 1972, il a l'audace de dénoncer, dans un éditorial de L'Express, les « scellements ignorés » qui rattachent en France la pesanteur des idéologies dominantes, l'arbitraire de l'État et l'information biaisée dont souffre le public. Désormais, les assis de gauche voient en lui un affreux trublion.
Les livres qu'il va publier exposent avec une impardonnable vigueur dialectique les conclusions libérales auxquelles l'ont conduit ses nombreux voyages et séjours dans les pays de l'Est, en Amérique latine et en Amérique du Nord, et son expérience des coulisses de la vie politique française. La Tentation totalitaire, en 1976, est suivie, après quelques mois, par La Nouvelle Censure, un exemple de mise en place de la mentalité totalitaire où l'auteur, analysant les réactions furieuses à son livre, démonte les mécanismes de défense des chiens de garde de l'orthodoxie progressiste et range les rieurs de son côté. Le Rejet de l'État en 1984, Le Regain démocratique en 1992, scandent un long et patient effort pédagogique pour déniaiser les élites françaises, et les convaincre que l'État envahissant, de quelque nom dont on le pare, colbertiste, keynésien ou marxiste, n'est plus qu'un dinosaure: la liberté d'entreprendre est encore, ou de nouveau, la meilleure chance de vitalité et d'avenir pour les sociétés de la fin du siècle.
Pourtant, l'essayisme politique est très loin de résumer son existence. Tout en livrant, sur le forum, cette bataille de longue haleine, et qui n'est toujours pas gagnée, le lettré a publié des essais étincelants dans les colonnes de France- Observateur et du journal Arts : ils ont été réunis depuis sous le titre Contrecensures. Il dirige chez Pauvert la collection « Libertés » qui publie ou réédite plusieurs courts chefs-dœuvre du pamphlet : La Trahison des clercs de Benda, La Littérature à l'estomac de Gracq, Nouvelle critique, nouvelle imposture de Raymond Picard. Plusieurs brûlots ont été ainsi lancés dans le bunker de la pensée captive du Quartier latin.
Un autre Revel, amateur et historien de l'art, fait traduire chez René Julliard les classiques américains, anglais et italiens de la discipline, et il écrit lui-même de nombreuses études dans L'Œil et dans Connaissance des arts ; elles viennent d'être réunies cette année même dans un beau recueil intitulé : L'Œil et la connaissance.
L'agrégé de philosophie n'oublie pas pour autant sa vocation première : dans Descartes inutile et incertain, il dénonce une célèbre tentative française de faire coïncider la pensée théologique avec la science, et il poursuit sa pointe dans une Histoire de la philosophie occidentale qui se refuse à la technicité et vise un large public.
Le poète qu'il fut, le correspondant de Max Jacob dans ses années de collège, l'admirateur et ami de Breton après la guerre, a fait paraître une Anthologie de la poésie française. Ni Voltaire, ni Péguy, ni Claudel, n'y figurent. Mais on y trouve, parmi d'admirables chefs-d'œuvre lyriques connus ou moins connus, le sonnet d'Oronte et de Georges Fourest, un « Pseudo sonnet africain et gastronomique ou (plus simplement) repas de famille ».Voici le second tercet :
« Makoko reste aveugle à tout ce qui l'entoure : Avec conviction ce potentat savoure Le bras de son grand-père et le juge trop cuit . »
Comme vous le voyez, mon portrait de groupe s'est accru tout à coup de nombreux convives. Je n'aurai garde de manquer d'y faire figurer aussi le gastronome éclaire et le connaisseur des grands crus. Cet autre Revel a écrit un chef-d'œuvre d'érudition élégante et de succulentes saveurs : Un festin en paroles. On le dirait traduit du latin dAulu-Gelle ou d'Apulée. Son auteur est membre du club des Cent, une académie de Lucullus qui hérite d'une tradition parisienne remontant au club de la Fourchette, puissance occulte et déterminante, sous la monarchie de juillet, dans les élections à notre propre Académie.
Les Cent se réunissent une fois par semaine, leur jeudi concurrent du nôtre, autour d'un déjeuner organisé, surveillé et expérimenté à l'avance par un brigadier. Le brigadier Revel a fait triompher, au cours de l'un de ces plantureux déjeuners, une recette romaine, le canard d'Apidus. Canard poché dans un bouillon salé et aromatisé, puis rôti, après avoir été nappé d'une couche de miel et d'épices variées, poivre, coriandre, cumin, assa fetida, servi avec un vin de Banyuls, faute du Falerne cher à Horace. Ce chef-d'œuvre de l'Antiquité est encore au menu d'un des grands restaurants de Paris, repris par le même maître queux qui l'avait mitonné d'abord sous la direction experte de notre nouveau confrère.
L'homme, public et privé, des années soixante-dix, est-il parvenu à ce dosage équilibré entre loisir lettré, luttes du forum, et sagesse personnelle vers lequel il n'a, au fond, cessé de tendre depuis sa crise de jeunesse ?
Il s'en est beaucoup rapproché. Mais il a encore besoin de batailles publiques pour absorber le surcroît de sa prodigieuse vitalité et donner libre cours à son goût du défi. Peu à peu, il est passé du statut de grand journaliste, à France- Observateur, puis à L'Express, où il était entré comme éditorialiste de la section « livres » en 1966, à celui de capitaine de presse. Imaginez-le, tel qu'il apparaît alors, entre deux avions, deux conseils de rédaction, deux bouclages sur le marbre, deux coups de téléphone, deux révélations sensationnelles et soigneusement préparées, depuis qu'il est devenu en 1978 directeur de la rédaction de l'hebdomadaire fondé par Jean-Jacques Servan-Schreiber, et maintenant propriété de Jimmy Goldsmith. L'éditorialiste politique de L'Express est Raymond Aron. Pour le voir, pour l'entendre, évoluant entre ces deux personnalités de grand format et de style entièrement différent, souvenez-vous des pages les plus mouvementées de ses Mémoires. C'est Athos entre un Porthos des affaires et un Aramis de la pensée.
La rupture avec L'Express en 1981, l'entrée l'année suivante au Point, l'hebdomadaire rival fondé par Claude Imbert en 1972, inaugurent la longue saison dorée de Jean-François Revel. Elle dure depuis presque deux décennies déjà, fertiles et sereines à l'intérieur, toujours pugnaces à l'extérieur.
À Claude Imbert, vous pourriez dire, cher Jean-François, paraphrasant Virgile : Amicus haec otia fecit. Depuis que Le Point vous permet d'exercer le journalisme sans rompre tous les jours en visière les démons de la communication, que vous avez si courageusement dénoncés dans La Connaissance inutile, votre devise n'est-elle pas le mot de Sénèque : Otium sine litteris mors est, et vivi hominis sepultura ?
Ces longues années au Point ont fait de vous un magistrat de la presse et des lettres et un sénateur à vie de la politique française.
Faute de siège au Sénat de la République, récompense des hommes de parti, votre indépendance s'est tournée vers nous. Notre Compagnie, qui est faite d'une conjonction de singularités, l'a reconnue volontiers pour sienne et vous reçoit aujourd'hui, avec tous ceux que vous avez été tour à tour et à la fois, depuis votre enfance à « La Pinède », à la table de son propre banquet d'Immortels.
Il est dommage que David, le néo-classique David, n'ait pas dessiné pour l'Institut un costume à l'antique, toge à vastes draperies et couronne de lauriers. Il vous siérait beaucoup mieux encore que notre moderne habit vert. Vous êtes, dans votre plus récente Incarnation, un parfait modèle pour l'un de ces sculpteurs romains qui ont porté au très grand art le portrait individuel des hommes publics, ou pour l'un de leurs splendides héritiers français du siècle des Lumières, Bouchardon ou Pajou. Et ce n'est pas seulement par des affinités physiognomoniques que vous appartenez à la Rome de l'empereur Hadrien, ou à celle qu'habitait, pour y méditer sur la grandeur et la décadence, Charles de Secondat de Montesquieu.
C'est aussi, et c'est surtout, par votre amour de la sagesse, de la liberté, de la vérité, par votre allergie aux dieux, par votre culte de l'amitié, par votre culture nourrie d'auteurs latins et de poètes français. Parmi tous ces traits d'ancien Romain et de Français des Lumières, je voudrais isoler et rapprocher, pour achever ce portrait, votre religion de l'amitié et votre inimitié pour les religions.
Vos Mémoires (mais aussi ma propre enquête et ma propre expérience) attestent votre don d'attirer à vous, sous tous les cieux, des amis de qualité, et de les garder. Ils sont nombreux aujourd'hui dans cette enceinte pour vous faire fête. En filigrane, votre autobiographie est un véritable traité De amicitia. Mais elle ne cache pas, c'est le moins que l'on puisse dire, votre éloignement pour les Églises, pour leurs dogmes, pour le socle sacré sur lequel elles affirment toutes jalousement reposer.
Ce culte de l'amitié et cette répulsion pour les cultes sont l'avers et le revers d'un même humanisme laïc parvenu à maturité. Vos prédilections vont aux époques, comme celle de Cicéron et de Sénèque, ou celle de Montesquieu et de Voltaire, où les dieux anciens sont morts, et où le Dieu nouveau reste encore caché. Dans ces parenthèses de l'histoire religieuse des hommes, la terre et non le ciel, la société et non l'après-vie, l'instant qui fuit et non l'éternité, sont le terrain d'exercice, pour des élites éclairées, d'un art de vivre ici-bas. Mais sommes-nous à l'époque des élites éclairées ? Vous avez démontré vous-même que les religions séculières peuvent être plus aveugles et plus féroces — et j'ajouterais beaucoup moins fécondes — que les religions de la transcendance.
On a pu s'étonner que, l'année dernière, dans un dialogue intitulé Le Moine et le Philosophe vous ayez semblé rompre avec le Tanturn religiosuasit malorum de Lucrèce. Le succès de ce dialogue a démontré l'intérêt croissant pour le bouddhisme qui se manifeste en France comme dans tout l'Occident euro-américain. Il est vrai que, dans cet entretien qui a pour objet le bouddhisme tibétain, vous avez pour interlocuteur votre propre fils, Matthieu, qui fut l'un des meilleurs élèves à l'Institut Pasteur de notre confrère François Jacob. Contre toute attente, et d'abord contre vos propres vœux, Matthieu Ricard s'est soudain détourné de la brillante carrière scientifique qui lui était promise. Il est devenu le meilleur disciple du moine bouddhiste tibétain Dilgo Khyendsé, et maintenant un très proche collaborateur du dalaï-lama. Il est vrai aussi que votre horreur des États exterminateurs ne peut que vous rendre solidaire du Tibet, soumis par la Chine communiste à un génocide lent, mais radical, et éveiller votre bienveillance pour l'ancienne et savante religion qui est l'âme de ce peuple martyr. Malgré tout, vous tenez bon dans ce dialogue la cause agnostique de la science et de la philosophie. La compréhension que vous accordez au bouddhisme s'adresse à une sagesse analogue au stoïcisme et à l'épicurisme antiques qui vous sont chers ; vous y reconnaissez une méthode pour approfondir la conscience verticale de l'instant, et non pas une religion de salut. L'amitié évidente qui vous unit à votre fils n'a pas fait de cet échange l'amorce de votre conversion : entre Jean-François et Matthieu, c'est l'expérience partagée du jardin de Candide, une conversation d'intelligences diversement orientées, et qui tient en respect, aussi longtemps qu'elle peut durer, le fanatisme et la terreur.
Votre humanisme laïc, que je situerais volontiers dans la tradition d'Alain, avec plus de chaleur généreuse dans votre cas, ne s'oppose pas à la science. Au contraire, il a besoin d'elle, elle a besoin de lui, il la complète dans l'ordre des mœurs. Il vise comme elle à rendre ici-bas plus commode, plus raisonnable, moins douloureux et moins bref.
Vous venez de nous tracer un magnifique portrait d'homme de science, qui était aussi à sa manière un saint laïc, Étienne Wolff.
J'ai rencontré pour la première fois Étienne Wolff à Rouen, au lycée Corneille, où il avait fait ses études secondaires, et où il présidait les célébrations du tricentenaire du poète dramatique, qui avait fait ses études dans les mêmes murs élevés au dix-septième siècle pour recevoir un grand collège de Jésuites. L'illustre savant, timide, intimidant, était resté ce jour-là sur la réserve. En réalité, j'eus plusieurs fois l'occasion, lorsque j'étais candidat au Collège de France, dont il a été un sage et vigilant administrateur, vous venez de le rappeler, puis à l'Académie française, où il occupait le fauteuil de La Fontaine, de découvrir que j'avais obtenu d'emblée, sans le savoir, son estime, sa sympathie, son soutien, et ce soutien était de poids. J'eus souvent l'occasion depuis de m'entretenir avec lui, et de mieux deviner, sous la pudeur, une profonde sensibilité qu'un cruel veuvage avait endolorie, et de frémissantes antennes tournées vers autrui.
Pour lui, les lettres étaient une consolation, mais il voyait aussi en elles le socle sur lequel la science moderne s'était édifiée. Aussi était-il intimement persuadé qu'entre les deux étages de la connaissance, l'un recourant aux seules langues naturelles, l'autre faisant appel aux langages symboliques, la conversation était beaucoup plus naturelle et plus fertile que ne l'avait prétendu, dans un essai trop célèbre, intitulé Les Deux Cultures, le professeur C.P. Snow. Lui-même était la preuve vivante de cette complémentarité.
Ce n'était pas seulement par sa fréquentation quotidienne des auteurs classiques, qu'il avait appris à aimer au lycée. Il lisait les modernes, les contemporains. Il demandait aux écrivains de maintenir en alerte son imagination et la fine pointe de son esprit. Biologiste et tératologue, il était aussi grand botaniste, zoologue et géologue. Il disait volontiers que dans ces sciences, la précision de la langue est le point de départ et d'arrivée de toute recherche. Linné était ainsi parent proche de Littré. Il réunissait en lui Linné et Littré dans les séances du Dictionnaire, ou il resta assidu jusqu'à ses derniers jours, avec son extraordinaire mémoire des mots rares et son aptitude aux définitions nettes et concises. Nous vous sommes tous reconnaissants de l'éloge que vous venez de prononcer à sa mémoire. Nous l'aimions tous chèrement. Vous l'avez fait apparaître devant nous tel qu'il vit toujours dans nos cœurs.
J'aurai rempli moi aussi mon office dans ce rite d'accueil si, en échange, j'ai le moins du monde réussi à faire sentir à tous que l'inspiration de vos diverses vies, de vos multiples talents, de vos convictions, de vos colères et de votre ironie critique, est en dernière analyse cette même bonté qui était l'âme de votre prédécesseur. C'était aussi, pour les Romains, la définition de l'orateur : vir bonus dicendi peritus, et pour nous celle de l'académicien français.
Le Ciel, parmi toutes les béatitudes qu'il dispense aux hommes à sa guise, a choisi, pour notre bonheur, de vous pourvoir sans compter de cette bonté qui fonde et qui anime le talent d'écrire. C'est pourquoi notre Compagnie vous accueille aujourd'hui à bras ouverts.